Bienvenue sur le blog Yoreh Deah !
Comme son titre l'indique, il est consacré aux questions de איסור והיתר, et plus spécifiquement aux questions de cacherout à partir des textes : Gemara 'Hullin, Yoreh Deah, Pri Megadim... que j'essaie modestement d'enseigner dans divers batei midrashim parisiens.
Vous retrouverez ici le programme de mes cours, mais aussi leurs enregistrements vidéo semaine après semaine, les archives audio des années précédentes, ainsi que des synthèses sous forme de textes.

Horaires des cours proposés :
Niveau avancé: le lundi soir de 21h à 22h30, à la Yéchiva des étudiants de Paris, 10 rue Cadet, dans le bureau du haut.
Niveau intermédiaire : le dimanche matin de 11h à 12h à Ohalei Yaacov au 11, rue Henri-Murger, à l'étage sur la gauche.
En espérant vous voir nombreux !

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jeudi 10 mai 2012

Version texte du shiur sur le Pri Megadim

La version texte du shiur sur le Pri Megadim (Shaar ha-Taarovet helek 1, perek 1-2) est enfin disponible ! Vous êtes invités à laisser des commentaires.


Petiha du Pri Megadim sur Ta’arovet

Premier chapitre : min be-mino (mélange d’éléments semblables) yavesh be-yavesh (les éléments sont physiquement distincts les uns des autres).

La règle est dans ce cas-là que had be-trei batel, « un s’annule dans deux ». La source première de cette règle de bittul be-rov est Hullin 99b. On apprend cette règle, selon Rashi, du fonctionnement d’un beit din, « aharei rabim lehatot », on suit la majorité. Cette dérivation n’est pas évidente, car dans le cas d’un tribunal, l’avis de la minorité est considéré comme nul (batela daatan) face à la majorité, mais ne se ramène pas pour autant à l’avis de la majorité ; alors qu’ici, si l’on suit la compréhension du Rosh, le bittul be-rov transforme effectivement l’interdit en permis (cf. Shaarei Yosher IV pour l’analyse de cette dérivation). La règle de bittul be-rov n’est pas non plus la simple gestion d’une probabilité comme dans le cas classique des dix boucheries dont neuf cachères, ou même celui où l’un des éléments du mélange aurait par la suite disparu : ici, on sait que l’élément interdit est présent. Il s’agit encore moins de la gestion d’une majorité statistique, du genre « la majorité des vaches sont cachères » : en effet, Rabbi Meir ne reconnaît pas la validité halakhique de ce dernier type de rov, dit « rova de-leita kaman », alors qu’il reconnaît la validité du bittul be-rov et même, semble-t-il, celle d’un rov de probabilité dans un ensemble déterminé, dit « rova de-ita kaman ».

1re question : l’effectivité du bittul be-rov est-elle une propriété des éléments, ou de l’ensemble en tant qu’ensemble ?
Le cas classique d’un tel mélange est qu’un élément dont on connaissait a priori le statut interdit s’est mélangé à des éléments dont on connaissait a priori le statut permis. Le simple fait de faire rentrer ces éléments dans un ensemble ne modifie pas le statut a priori de ces éléments : si on était capable d’identifier l’élément interdit, il n’y aurait plus d’ensemble-mélange. La question se pose quand le statut de permis ou d’interdit de chaque élément est dépendant halakhiquement du statut des autres éléments.
Le cas modèle que rapporte le pri megadim est celui de trois bêtes qui présentent chacune un foie incomplet. En YD 41, on explique qu’il suffit, pour qu’une bête soit cachère malgré un foi incomplet, qu’il subsiste une quantité minimale (kazayit) de foie à un endroit précis – et il y a un désaccord quant à la localisation de cet endroit : est-ce au niveau du diaphragme (auquel le foie est attaché par des ligaments) (A), de la vésicule biliaire (B) ou du rein droit (auquel le foie est attaché par le ligament hépatorénal) (C) ? Imaginons donc que, sur les trois bêtes, la première possède la quantité nécessaire aux endroits A et B, la deuxième aux endroits B et C, et la troisième aux endroits A et C. Que la halakha, si on était capable de la déterminer, nous disent que l’endroit nécessaire est A, B ou C, de toute façon, on est ici en présence de deux bêtes cachères et d’une seule bête tarèf. On est donc ici en présence d’un ensemble où l’on sait que, de toute façon, une majorité d’éléments est théoriquement permise, mais où le statut de chaque élément pris individuellement est douteux – non pas douteux par accident, mais du fait de la structure même de la halakha.
Dira-t-on ici que chaque élément ayant un statut douteux, il est interdit à cause de ce doute avant qu’il devienne un élément de l’ensemble ? C’est en effet la logique que l’on met en œuvre (YD 110) pour expliquer pourquoi, dans un cas où un bittul n’est pas possible (parce qu’il s’agit d’un élément ayant une certaine importance, comme un animal vivant, par exemple), un élément au statut douteux qui vient à être mélangé à d’autres éléments dont le statut est cachère (et indépendant du statut de l’élément douteux) ne devient pas permis à cause d’un autre mécanisme, celui du double doute (sfeik sfeika). On aurait pu croire que, même en l’absence de bittul, on peut dire, pour chaque élément : peut-être qu’il ne s’agit pas de l’élément problématique, et s’il s’agit de lui, peut-être n’est-il en réalité pas interdit. Mais dans les faits, le statut douteux qu’il avait avant de faire partie du mélange lui a donné un statut présomptif d’interdit (hazaka) qui porte sur l’objet en tant qu’objet et qui ne constitue donc pas un doute pouvant s’adjoindre à un autre doute portant sur un aspect autre de la situation donnée, à savoir l’identification de cet objet parmi un ensemble.
Dira-t-on qu’il en est de même ici, à savoir que la hazaka qui porte sur chaque élément pris séparément ne peut être remise en question par le fait qu’ils sont maintenant les éléments d’un ensemble ? Ou prendra-t-on en compte l’aspect inédit de la situation ici envisagée, à savoir que la mise en ensemble de ces éléments induit une certitude qui n’était pas présente au niveau des éléments pris séparément, à savoir qu’on a là, quoi qu’il arrive, une majorité d’éléments cachères – et qu’on est, contrairement à YD 110, dans un cas où rien, dans le statut particulier des objets, n’interdit un bittul ?
Le Pri Megadim envisage une résolution possible avant de la repousser. Imaginons qu’on ait au début un ensemble de deux éléments dont un est interdit et l’autre permis, et qu’on vienne à en rajouter un troisième : on est maintenant en présence d’un ensemble où l’on sait que deux éléments sont permis et un troisième interdit, bien qu’à l’étape précédente, lorsqu’il n’y avait que deux éléments, chacun était interdit à cause du doute, en l’absence de rov ? Le cas-modèle proposé plus haut ne pourrait-il pas se ramener à cela ? Le Pri Megadim rétorque que cette hypothèse de la constitution d’un rov en deux étapes est erronée. Certes, il est vrai qu’« on ne dit pas hatikha naasit nevela » dans un contexte de yavesh be-yavesh, autrement dit, quand les éléments d’un mélange sont distincts, l’absence de bittul à une étape n’induit pas que, si ce mélange est maintenant inclus dans un mélange plus grand, on exige, pour que le mélange final soit autorisé, que la proportion du bittul soit calculée en fonction de la totalité des éléments du mélange initial, mais seulement en fonction de l’interdit premier. Par exemple, si un élément interdit s’est mélangé à un élément interdit, on n’exige pas que se rajoutent trois nouveaux éléments (voire quatre pour ceux qui estiment que rov signifie kefel, « double », voir plus loin) afin de mettre en minorité les deux éléments initiaux, dont seul un était à l’origine interdit ; mais ce n’est pas pour autant qu’on peut se contenter d’ajouter un seul élément supplémentaire qui viendrait s’ajouter à l’élément permis du mélange originel et qu’à eux deux ils annuleraient l’interdit originel : l’élément permis originel, une fois qu’il a été placé dans une situation où il est interdit à cause d’un doute, ne nécessite certes pas une annulation supplémentaire, mais ne peut plus non plus contribuer à l’annulation de l’élément interdit originel (cf. Taz 92, 16). Et même si le Shakh (92, 16) maintient que l’ajout d’un seul élément supplémentaire est suffisant, il n’est pas sûr que dans notre cas, il appliquerait cette logique, dans la mesure où ici aucun élément, pris indépendamment, n’a connu un état où il était permis avec certitude.

2e question : Bittul be-rov issur
La règle de bittul be-rov stipule qu’une minorité d’éléments interdits s’annule dans une majorité d’éléments permis. Cette règle tient-elle à une propriété spécifique des éléments permis d’annuler, voire d’inverser (selon le Rosh), le statut des éléments interdits, ou encore à une capacité des éléments interdits de s’annuler dans les éléments permis, en tout cas à des propriétés propres et asymétriques du permis et de l’interdit ? Ou s’agit-il d’une propriété générale des éléments ou des ensembles hétérogènes (dans leur statut permis vs. interdit), ce qui induirait qu’une majorité d’éléments interdits annulerait une minorité d’éléments permis ?

3e question : Bittul be-rov chez les non-Juifs
La règle de bittul be-rov est elle valable uniquement pour les Juifs, dans la mesure où elle est tirée d’une loi de la Torah qui ne concerne qu’eux (aharei rabim lehatot) ? Ou dira-t-on que rien de ce qui est permis aux Juifs ne peut être interdit aux non-Juifs (cf. Sanhédrin 59a), et que la règle du bittul be-rov est également valable pour eux et qu’au contraire, eux en restent toujours au heter initial de la Torah et ne seraient pas concernés par les décrets rabbiniques qui viennent restreindre ce principe ?

Analyse de Shut Rashba (I, 272).
Le Pri Megadim propose que les deux premières questions sont liées à partir d’un cas modèle bien connu, celui du asham taluy. On n’apporte ce korban qu’à partir du moment où on était en présence de deux morceaux (de gras, par exemple) dont il se trouvait à l’origine que l’un des deux était frappé d’un interdit de karet (ici, du helev) attesté (« iqba’ issura), et qu’on a mangé l’un des deux morceaux sans savoir lequel était interdit. Or, si l’on tient le principe de « i efshar letsamtsem », deux objets ne peuvent jamais être de dimensions absolument identiques, alors il y a forcément un morceau plus grand et un morceau plus petit. Dans la mesure où on ne connaît pas quel morceau était interdit, alors il y a une chance sur deux que ce soit le petit morceau qui était interdit. Dès lors, l’interdit est en minorité et est annulé par le grand morceau, il n’y a donc plus d’interdit (on remarquera ici que l’interlocuteur du Rashba pose que le bittul be-rov fonctionne même si on n’a que rov binian, c’est-à-dire une majorité en termes de taille des morceaux et non en nombre de morceaux). Ce dernier point signifie que la présence d’un interdit dans le mélange n’est plus attestée, ce qui est justement l’une des conditions pour rendre passible d’asham taluy : ici l’ensemble formé par les deux morceaux en vient à être considéré comme un seul objet dont on ne connaît pas la nature permise ou interdite, comme si on avait un seul morceau de gras dont on ne sait pas si c’est du helev – or dans ce cas, on n’amène pas d’asham taluy, en tout cas d’après la conclusion du Talmud (le cas est discuté dans la Mishna). Au surplus, le statut douteux de l’ensemble est en fait circonscrit au morceau le plus gros, puisque de toute façon, le plus petit est permis : soit parce qu’il était permis à l’origine, soit parce qu’il était interdit mais qu’il a été annulé par le plus gros et est donc devenu permis. Le cas se ramène donc à la question : si on mange le morceau le plus gros, celui-ci était-il, indépendamment du mélange, permis ou interdit ? Cas qui n’entraîne pas d’asham taluy. On ne serait donc jamais passible d’asham taluy, ce qui est un problème puisque l’éventualité est explicitement prévue par la Torah.
C’est cette logique, nous dit le Pri Megadim, qui est à l’arrière-plan du sage qui pose la question au Rashba pour remettre en cause la notion même de bittul be-rov. Le Rashba répond par deux points. Premièrement, cette notion de safek bittul be-rov telle qu’elle est présentée n’existe pas. En effet, un bittul suppose que la majorité soit heter. Mais dans le cas présent, si l’on sait que la majorité est heter, précisément le bittul le fonctionne plus puisque cela signifie que l’on a identifié chacun des deux morceaux : le gros morceau est permis et le petit morceau est interdit. Pour que le bittul be-safek soit opérant, il faudrait que même si le safek était résolu dans le sens où le bittul opère classiquement on ne puisse pas déterminer le statut de chaque morceau individuellement, ce qui n’est pas le cas ici : la résolution du safek entraînerait nécessairement l’inefficacité du bittul. Autrement dit, les deux conditions essentielles du bittul be-rov sont que l’on puisse simultanément déterminer que le heter forme la majorité et que l’on soit incapable de déterminer le statut de chacun des éléments. Ici il n’y a donc pas bittul, et on est bien passible d’asham taluy. (Ca ne veut pas dire pour autant que Rashba estime que rov binyan n’est pas suffisant : on peut très bien imaginer qu’on eût à l’origine deux morceaux dont on savait que le gros était permis et le petit interdit, et qu’ils aient ensuite été découpés de manière à ce qu’on ne sache pas s’il y a plus de morceaux permis que de morceaux interdits. Le Rashba ne dit pas qu’un bittul ne serait pas opérant dans un tel cas.)
Deuxièmement, le Rashba propose une autre approche : le bittul be-safek est valable mais il fonctionne dans les deux sens, à savoir que de même que heter mevatel issur, issur mevatel heter. Ce qui fait que quand quelqu’un mange un des deux morceaux, même s’il mange le plus petit, il a une chance sur deux de manger un morceau interdit : soit le morceau originellement interdit (parce qu’il a mangé le gros et que c’était le petit qui était permis), soit un morceau qui est devenu interdit (parce qu’il a mangé le petit mais que le gros était interdit à l’origine). Il est vrai que ce cas ressemble à celui énoncé au début, à savoir que le safek qui portait sur un seul des deux éléments est maintenant transféré sur l’ensemble pris comme un seul objet, et que toute la question est finalement de savoir quel était le statut initial du morceau le plus gros, et qu’on semble donc sortir du modèle qui suppose la coprésence continuée de deux morceaux de statut différents. Mais la ressemblance n’est pas totale, et la différence est fondamentale. Examinons dans les deux cas la totalité des cas de figure.

Cas du départ : heter mevatel issur mais pas l’inverse

Gros morceau permis
Petit morceau permis
On a mangé le gros
On a mangé du permis
On a mangé de l’interdit
On a mangé le petit
On a mangé du permis
On a mangé du permis

Cas présent : heter mevatel issur et inversement

Gros morceau permis
Petit morceau permis
On a mangé le gros
On a mangé du permis
On a mangé de l’interdit
On a mangé le petit
On a mangé du permis
On a mangé de l’interdit

On a donc ici, et ici seulement, vraiment une chance sur deux de manger un morceau interdit, alors que dans le cas à l’initiale du problème on n’avait en fait qu’une chance sur quatre. Cela nous amène à une nouvelle compréhension du critère de iqba’ issura : non pas que le morceau interdit reste interdit et qu’il n’y ait pas de bittul possible, mais que la présence à l’origine d’un morceau interdit sur deux ait pour conséquence que l’individu a une chance sur deux de manger un morceau interdit (et pas seulement une sur quatre), que ce morceau interdit soit ou non le morceau originel.

En quoi ces deux approches du Rashba, dont il semble que la première ait sa préférence[1], permettent-elles de répondre aux deux questions initiales du Pri Megadim, à savoir : 1. Le bittul est-il une propriété de l’ensemble au delà des propriétés propres de chaque élément pris séparément ; 2. Dit-on que issur mevatel heter ?

Si on pose que issur mevatel heter, le modèle du asham taluy nous enseigne à tout le moins que les propriétés des éléments, ici le iqba’ issura, sont transférées à l’ensemble. L’ensemble acquiert les propriétés de la majorité des éléments, quelle que soit cette dernière. Le fait qu’il existe un doute sur chacun des éléments pris séparément n’empêche pas le bittul – dans un sens ou dans l’autre. Autrement dit, il nous semble qu’il faille conclure que si l’on répond positivement à la question « est-ce que issur mevatle heter ? », il faille répondre positivement à la question « le bittul est-il une propriété de l’ensemble comme ensemble et non comme simple coprésence d’éléments ? ».
Si l’on pose que issur eino mevatel heter, alors on revient au cas modèle du début du Pri Megadim dans sa première question : un cas où au niveau des éléments pris séparément, chacun est safek issur, mais au niveau de l’ensemble, on sait qu’il existe une majorité de heter : c’était le cas des trois foies. Imaginons que l’on ait plus ici que deux foies : on n’a plus de majorité claire, mais on a un safek bittul : si c’est le gros morceau de foie qui est halakhiquement casher ou non. Ici, contrairement au cas plus simple du Rashba, le doute quant au statut de chacun des morceaux n’est pas lié à un manque d’information, mais à un safek intrisèque parce que halakhique. Même si on identifiait clairement quel est l’origine de chaque morceau, on n’en saurait pas plus quand au statut de chacun. Dirait-on alors que, d’après le critère du Rashba, le fait que l’identification matérielle de chacun des éléments n’entraînerait pas la possibilité du bittul induit ici que le safek bittul est effectivement opérant pour rendre patur de asham taluy ? Ou dirait-on au contraire que la difficulté de Rashba n’est toujours pas résolue, et que si l’on pouvait trancher la halakha quand au statut des différents foies, alors on connaîtrait le statut de chacun des éléments et il n’y aurait donc pas de bittul, et donc ici aussi il n’y a pas de safek bittul et qu’on doit amener un asham taluy ? Si l’on choisit la première option, cela signifie qu’un tel mélange, dont chaque élément a un statut de safek, n’en possède pas moins des propriétés de bittul et que le bittul est donc une propriété de l’ensemble en tant qu’ensemble ; si l’on choisit la seconde, alors on n’a pas de réponse dans un sens ou dans l’autre. Choisir entre ces deux options revient à répondre à la question : un safek dû à une mahloket halakhique est-il un safek circonstanciel, dû à notre manque de perspicacité (hesron yedi’a), et donc potentiellement solvable, où s’agit-il d’un safek essentiel qui ne peut jamais être tranché ? Le Pri Megadim ne répond pas à cette dernière question.

Tout ce qui vient d’être exposé, à savoir que tout compte fait, quand un bittul est opérant parce que le safek ne peut pas être résolu ou parce que l’on considère que issur mevatel heter, amène à la même conclusion globale, à savoir que le bittul est une propriété de l’ensemble et que de la même façon, dans un cas de safek, le statut de safek est transféré des éléments à l’ensemble, soit parce qu’on a un « vrai » iqba’ issura à l’origine, soit à cause d’un safek halakhique insolvable qui fait qu’on sait que si tel morceau est muttar alors l’autre est assur et inversement, le iqba’ issura et le bittul ou safek bittul intervenant simultanément. Quoi qu’il en soit le iqba’ issura ne signifie pas que le morceau interdit à l’origine garde son statut indépendamment de l’ensemble : il sert à transférer à cet ensemble un statut de safek. Or ceci est problématique pour le Rambam, qui tient, contrairement au Rashba, que la règle « safek deOrayta le-humra » est elle-même deRabbanan mais que du pont de vue de la Torah tout safek est permis. Le Pri hadash proposait que justement, pour le Rambam, le iqba’ issura faisait que le cas de deux morceaux dont un interdit était un safek fondamentalement différent que celui du cas d’un seul morceau dont on ne sait pas s’il est permis ou interdit : ici on sait qu’il y a un morceau interdit mais on ne sait pas si c’est celui qui a été mangé. Mais avec tout ce que nous venons d’exposer nous voyons que, si l’on fait intervenir la notion de bittul be-rov, la fonction de iqba’ issura est différente : elle sert à donner à l’ensemble un nouveau statut de safek, qui est un safek bittul. Or pour le Rambam ce safek bittul serait suffisant pour permettre le mélange, comme dans le cas où l’on n’a qu’un seul morceau au statut incertain : on n’aurait donc plus de cas où l’on amène de asham taluy. C’est pourquoi, dit le Pri Megadim, le Rambam définit le rov qui entraîne un bittul comme un rov kefel, une majorité double : le fait qu’il y ait un morceau plus grand que l’autre ne suffit pas à produire un safek bittul (que le Pri Megadim a suggéré comme étant possible dans le cas des deux morceaux de foie).

Rov Kefel
Le Pri Megadim maintient que dans yavesh be-yavesh, deOrayta une majorité simple (rov mashehu) suffit (a priori, qu’on parle d’un rov minyan ou même d’un rov binyan). Il défend cependant la logique du Maharalbah qui dit que dans lah be-lah même deOrayta on exige un rov kefel. Pour le justifier il recourt au même modèle explicatif, celui du rapport entre éléments et ensemble. Dans yavesh be-yavesh la définition des éléments va de soi ; par contre, dans lah be-lah, que prend-on comme unité de base pour compter le nombre d’éléments ? Forcément, puisqu’on n’est plus ici face à des quantités discrètes (discontinues) mais face à des quantités continues l’unité de base ne peut être que le volume total du issur à annuler, et donc le issur + 1= 2 fois le issur.
On remarque ici que rov binyan n’est pas suffisant et que, dans la mesure où le modèle du bittul be-rov est le fonctionnement d’un beit din, c’est le rov minyan qui est le vrai critère, au point qu’un rov minyan se définit dans lah be-lah comme un rov kefel du fait que la totalité du issur est prise comme unité de base du calcul. Cela signifie que même dans yavesh be-yavesh le rov binyan n’est en fait opérant que parce qu’il peut se ramener à un rov minyan, si par exemple on découpe le heter comme le issur en morceaux de même taille : il restera alors au moins un morceau supplémentaire de heter par rapport au issur. Cela signifie que notre note ci-dessus concernant la possibilité d’un rov binyan et d’un rov minyan n’est plus vraiment valable : le rov binyan n’est en fait qu’un rov minyan potentiel et, entre un rov minyan potentiel et un rov minyan réalisé dans les faits, il semble logique que ce soit ce dernier qui l’emporte.

Ensemble et sous-ensembles
Le Pri Megadim ramène alors deux cas où l’ensemble n’est pas homogène mais est composé de sous-ensembles distincts ; ces deux cas sont déjà comparés par la Shita Mekubetset sur Beitsa 4a à partir d’un Yerushalmi. Ce dernier explique que, dans le cas où des figues de teruma se sont mélangées à des figues hullin, que l’ensemble a été pressé en pain de figues et que ce pain de figues s’est ensuite mélangé à d’autres pains de figues, on exige deux degrés de bittul : un bittul be-rov simple (sans kefel) au niveau du pain de figues (et donc au niveau de chaque pain de figue, puisqu’on ne sait pas lequel est problématique), c’est-à-dire le bittul deOrayta, et un bittul be-mea (annulation dans 100 fois la quantité, qui est le bittul deRabbanan pour la teruma) au niveau de l’ensemble des pains de figues. Si par exemple on avait 100 g. de figues teruma à l’origine et qu’elles se soient mélangées dans un pain, il faut que chaque pain fasse au moins 201 g. et que le poids total des pains soit au minimum de 10100 g. On confirme ici en passant que deOrayta un rov simple suffit, et qu’on n’a pas besoin de kefel. Ce qu’on constate surtout ici c’est qu’on exige un double niveau de bittul dans la mesure où il existe un niveau intermédiaire, celui des pains de figue. Le Pri Megadim s’interroge d’ailleurs sur la pertinence de ce niveau intermédiaire dans ce cas précis : en quoi est-ce différent du cas de divers éléments éparpillés, qui constituent un ensemble global conduisant à un bittul même si tous les éléments ne sont pas au même endroit, par exemple dans le cas de trois morceaux de viande dans différentes pièces d’une maison et dont l’un serait à l’origine interdit ? Pourquoi, ici, le fait que les éléments de base, les figues, soient regroupés dans différents sous-ensembles, les pains de figue, empêche-t-il qu’on considère toutes les figues comme appartenant directement à un seul ensemble, sans considérer le niveau intermédiaire ? On se reportera notamment à YD 111 pour bien saisir cette problématique.

Toujours est-il que la Shita met ce cas en regard de celui d’un poulet entier taref qui s’est mélangé dans un poulet et demi cashers et que l’ensemble a été dépecé, ce qui fait qu’on se retrouve avec cinq ailes, cinq cuisses, etc. Autrement dit, un poulet est en apparence découpable en unités plus petites qui forment un nouvel ensemble. Mais la différence avec les pains de figues est claire : en effet, un pain de figues est composé d’un nombre indéterminé de figues qui sont, prises séparément, toutes identiques et interchangeables : c’est pourquoi on peut considérer l’ensemble des pains de figues comme un ensemble homogène et continu, même s’ils sont de taille différente, c’est-à-dire qu’ils contiennent un nombre différent de figues. Un poulet, à l’inverse, est composé d’éléments qui ne sont pas interchangeables : je ne peux pas fabriquer un poulet avec trois ou cinq cuisses, ni avec deux ailes gauches. Dès lors, quand j’ai dépecé mes deux poulets et demi, je me retrouve avec un ensemble non homogène d’éléments, et le nombre de combinaisons d’éléments permettant de reconstituer les ensembles d’origine est limité. Au niveau des cuisses, par exemple, j’ai forcément deux cuisses gauches et trois cuisses droites (ou l’inverse), et cette asymétrie (cette chiralité, plus exactement) fait que ces cuisses ne peuvent pas former un ensemble de cinq éléments vu que je sais qu’il y a dans cet ensemble forcément une cuisse droite et une cuisse gauche taref, mais que les deux cuisses taref ne peuvent pas être deux cuisses gauches ou deux cuisses droites. Autrement dit, si j’ai deux cuisses gauches et trois cuisses droites, il est clair qu’il n’y a pas de bittul de la cuisse gauche taref et que les deux cuisses gauches sont interdites à cause du doute. Par contre, il semble que l’on puisse envisager un bittul be-rov circonscrit aux seules cuisses droites.  En conclusion, un bittul be-rov sans kefel ne peut fonctionner qu’à partir du moment où les éléments forment un ensemble homogène, c’est-à-dire dont tous les éléments sont interchangeables, où à tout le moins que ces éléments sont décomposables en éléments plus petits qui, eux, forment un tel ensemble homogène.


Deuxième chapitre : min be-she-eino mino (mélange d’éléments de catégories différentes) yavesh be-yavesh (les éléments sont physiquement distincts les uns des autres).

Ce premier chapitre a permis de poser les principes de base du bittul be-rov, qui est le bittul par excellence. Le deuxième chapitre s’intéresse plus particulièrement à la définition de min be-mino. Rappelons en préambule la grille « classique » min be-mino/min be-she-eino mino et yavesh be-yavesh / lah be-lah :


Min be-she-eino mino
Min be-mino
Lah be-lah
Shishim deOrayta
(à cause de taam ke-ikkar deOrayta)
Rov deOrayta,
Shishim deRabbanan (gezera à cause de la proximité avec min be-she-eino mino lah be-lah)
Yavesh be-yavesh
Shishim
Rov deOrayta

C’est la case min be-she-eino mino yavesh be-yavesh qui nous intéresse ici. Le Pri Megadim établit clairement que deOrayta même min be-she-eino mino est batel be-rov dans yavesh be-yavesh : certes on pourrait arguer que min be-she-eino mino n’est pas comparable à un beit din et que le cas ne peut donc pas se déduire de « aharei rabim lehatot », mais il se trouve qu’on ne connaît pas d’autre type de bittul dans yavesh be-yavesh. Dès lors que personne n’envisage la possibilité qu’il n’y ait pas de bittul dans min be-she-eino mino, alors on est obligé d’en revenir au bittul be-rov. Il est vrai qu’un cas concret de min be-she-eino mino yavesh be-yavesh est quelque peu compliqué à imaginer : min be-she-eino mino suppose en effet que les éléments appartiennent à des espèces différentes, par exemple de la viande et des crevettes, et yavesh be-yavesh suppose que ces éléments soient isolables les uns des autres ; tandis que le bittul suppose évidemment que le issur ne soit plus distinguable au sein du heter. L’un des cas où une telle situation est envisageable est celui, rapporté ici par le Pri Megadim mais qui était déjà envisagé par le Tur (YD 109, début) : celui où il s’agit d’éléments d’espèces différentes mais suffisamment proches d’aspect pour qu’elles soient indistinguables une fois émincées.

La shita du Shakh
A priori, tout le monde s’accorde pour conclure que dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh on requiert un bittul be-shishim – quoique ce principe ne soit mentionné explicitement nulle part dans le Talmud[2]  ; cependant, il existe deux shitot pour expliquer cela. La première, la plus connue, est celle du Shakh (109, 10 ; et auparavant du Sefer ha-Teruma) : dans la mesure où min be-she-eino mino lah be-lah requiert deOrayta un bittul be-shishim à cause du principe deOrayta de taam ke-ikkar, la définition même de min be-she-eino mino est liée au taam (« batar taama azlinan », cf YD 98, 2 et Shakh sk 6) et on requiert shishim dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh, même si dans ce cas-là il n’y a pas encore de problème de netinat taam puisque les éléments sont distincts, par crainte qu’on en vienne à faire cuire l’ensemble et qu’on arrive à un issur deOrayta de taam ke-ikkar. Il s’agit donc d’une gezera deRabbanan yavesh be-yavesh à cause de la proximité avec lah be-lah. Le tableau ci-dessus est donc symétrique, avec deux cas extrêmes en haut à gauche (humra) et en bas à droite (kula) et deux cas intermédiaires qu’on aligne deRabbanan sur le cas le-humra.

La shita du Issur ve-Heter
La seconde shita, fort différente, est celle du Issur ve-Heter ha-Arukh (23, 8, suivi en cela par le Minhat Kohen), considère que le cas de min be-she-eino mino yavesh be-yavesh est indépendant de celui de lah be-lah. Il ne s’agit pas ici de problème de netinat taam mais de hakarat ha-issur, de capacité d’identifier l’interdit au sein du mélange. Pour le Issur ve-Heter, dès lors qu’on est dans du min be-she-eino mino les différents éléments sont différenciables avec un peu d’effort, effort qui devient trop important quand le issur est en très petite quantité, c’est-à-dire moins de 1/60[3]. Il s’agit donc d’une logique indépendante de la netinat taam et de lah be-lah, qui tend en outre à voir dans cette exigence de shishim dans yavesh be-yavesh un principe deOrayta. Le Issur ve-Heter défend cette logique en expliquant que l’exigence de shishim pour min be-she-eino mino yavesh be-yavesh ne peut pas être une gezera à cause d’un problème de netinat taam si on venait à cuire le mélange parce que, selon le Rosh, dès lors qu’il y a eu bittul be-rov au niveau d’un mélange yavesh be-yavesh l’ensemble du mélange est intégralement permis, même le issur s’est transformé en heter ; si donc il y avait un bittul be-rov dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh, même si on faisait cuire le mélange, le issur serait auparavant devenu heter et le taam que l’on percevrait serait de toute façon un taam heter. Le Pri Megadim repousse cependant cette logique d’abord en pointant que le Tur est posek comme le Sefer ha-Teruma d’une part pour min be-she-eino mino yavesh be-yavesh et comme le Rosh d’autre part pour min be-mino yavesh be-yavesh, ensuite en expliquant que, pour le Rosh même, l’intervention du principe de taam ke-ikkar quand on passe de yavesh be-yavesh à lah be-lah en faisant cuire « réactive » (hozer ve-niur) le issur qui était auparavant batel. Dans le chapitre suivant, le Pri Megadim fait appel à une logique différente : ce n’est pas dû au fait que le issur lui-même est hozer ve-niur, mais au fait que si la matière même du issur, le guf ha-issur, est bien batel, le taam, lui, n’est pas batel. La différence entre ces deux approches dépend de la compréhension qu’on adopte du principe de taam ke-ikkar : le taam est-il un indice de la présence du guf ha-issur et donc empêche le bittul du guf ha-issur, la dimension physique de l’objet constituant l’essentiel du issur, ou y a-t-il, dans le cadre des interdits alimentaires tout du moins, une valeur particulière du taam qui fait de ce dernier l’aspect essentiel sur lequel porte l’interdit, le guf ha-issur n’en constituant que le support – et dès lors, il faut effectuer non seulement un bittul du guf (be-rov) et un bittul du taam (be-shishim) ? On développera bs’’d ce débat quand on étudiera taam ke-ikkar.
Il semble cependant que le Pri Megadim ne repousse pas totalement la shita du Issur ve-Heter, tout en la précisant. Il explique ainsi qu’on peut comprendre que ce principe de efshar lehakir, « il est possible de distinguer [les morceaux interdits au sein du mélange] », invoqué pour justifier le critère de shishim, ne saurait être que deRabbanan puisqu’il suppose la distinction entre un effort raisonnable (proportion supérieure à 1/60) et un effort déraisonnable (proportion inférieure à 1/60). La Torah distingue entre le possible et l’impossible (c’est, dirions-nous, un critère objectif), non pas entre le facile et le pénible (critère subjectif). C’est pourquoi elle n’exige pas qu’on vérifie les 18 types connus de tereifot, même si c’était possible, dans la mesure où la Torah nous a donné les principes de rov et de hazaka ; ce sont les Hakhamim qui l’exigent dans certains cas où l’effort est raisonnable, et en reste à la règle de la Torah quand l’effort est déraisonnable (cf. Shoshanat ha-Amakim fin du klal 15).

Conséquences pratiques des deux shitot
Pour le Shakh, la logique de shishim dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh dépend du principe que taam ke-ikkar est deOrayta et que dès lors, si on fait cuire le mélange, on arrive à un issur deOrayta. Il ressort de cette logique que si le issur qui s’est mélangé au heter est deRabbanan, alors même si on fait cuire ce mélange on n’arrivera jamais à un issur deOrayta et qu’il n’y a donc pas de raison de faire une gereza dans yavesh be-yavesh. Pour le Shakh, un issur deRabbanan sera batel be-rov même dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh. Il en sera de même quand le issur sera noten taam lifgam dans lah be-lah : aucun problème ne pouvant surgir du fait de la cuisson, il n’y a pas lieu de faire une gezera dans yavesh be-yavesh. Cette logique ne peut pas être suivie par le Issur ve-Heter et le Minhat Kohen puisque pour eux, dans min be-she-eino mino, la logique de yavesh be-yavesh est indépendante de la netinat taam et ils exigeront donc shishim même pour un issur deRabbanan. Le Pri Megadim propose cependant un cas où ils accepteront aussi la validité du bittul be-rov simple, si le statut de issur deRabbanan est dû à un incident indécelable à partir de l’aspect physique des morceaux : par exemple, si l’on a abattu plusieurs bêtes d’espèces différentes et que l’une d’entre elles, on ne sait pas laquelle, a été rendue taref uniquement deRabbanan (par exemple, à cause d’une shehaya bemiut batra – si l’on a trop tardé à finir de sectionner l’un des simanim mais que la majorité des deux simanim était déjà tranchée, ce qui fait que la shehita était valable deOrayta mais pas deRabbanan). Là, dans la mesure où le principe de efshar lehakir ne peut plus jouer, on revient à un bittul be-rov. Pour le Issur ve-Heter, on reviendrait ici au bittul be-rov même si le problème de shehita était deOrayta ; mais le Minhat Kohen prend en fait en compte les deux critères, efshar lehakir et netinat taam (du Shakh), et ne peut donc revenir à un simple bittul be-rov si le issur en jeu est deOrayta.
En tout cas, pour l’un comme dans l’autre, on a là une rupture de la symétrie dans le tableau « classique » dans la mesure où, à l’inverse, dans min be-mino lah be-lah on exigera shishim même si le issur est deRabbanan (cf. YD 72, 3 hagaha ; 55, 5). Reprenons ce tableau pour un issur deRabbanan :


Min be-she-eino mino
Min be-mino
Lah be-lah
Shishim de Rabbanan
(à cause de la proximité avec le même cas mais impliquant un issur deOrayta)
Shishim deRabbanan
Yavesh be-yavesh
Shakh : Rov (car même le cas ci-dessus est deRabbanan)
Minhat Kohen : Shishim (indépendant du cas ci-dessus), sauf certains cas précis
Rov deOrayta

Autre conséquence qui a de grandes implications pratiques : dans la mesure où le bittul be-shishim yavesh be-yavesh est exigé indépendamment de la problématique du taam dans lah be-lah, le bittul se calcule toujours en fonction du nombre d’éléments en jeu dans yavesh be-yavesh, même si l’on fait cuire le mélange. Ainsi, si l’on fait cuire un mélange d’éléments min be-she-eino mino dans de l’eau et que les morceaux d’origine restent distincts, on calculera la proportion de shishim en prenant en compte uniquement les morceaux et non la sauce, puisque la problématique initiale de efshar lehakir n’est pas modifiée par la présence de cette dernière. Au contraire, selon la shita du Shakh (et du Rashba, comme le démontre le Pri Megadim), puisque la problématique essentielle de lah be-lah est le bittul du taam, la sauce dans laquelle se diffuse également ce taam contribue bien au bittul et rentre donc dans le calcul des shishim – tandis qu’au niveau des morceaux, le bittul be-rov est suffisant.

Qu’est-ce que min be-she-eino mino ?
La question essentielle qui reste en suspens est celle de la définition même de min be-she-eino mino. On comprend bien que dans lah be-lah où tous les éléments se sont dissous et l’ensemble ne forme plus qu’une purée indistincte, le seul critère vraiment opérant est celui de taam ke-ikkar, c’est-à-dire la perception d’un goût distinct ou au contraire la confusion des goûts parce qu’ils sont similaires. Jusqu’à quel point ces goûts doivent-ils cependant être identiques ? Faut-il qu’ils soient réellement indistinguables pour que, selon l’approche du Shakh, ils soient considérés comme min be-mino dans yavesh be-yavesh, ou suffit-il qu’ils appartiennent à la même famille de goûts ? Des viandes différentes (bœuf et agneau) doivent-elles être considérées comme min be-mino parce qu’elles ont toutes les deux un goût de viande ? Selon le Pri Hadash en effet, un morceau de foie et un morceau de steak sont min be-mino d’après le taam (YD 98, 7). Quelle est la relation entre le critère de taam ke-ikkar dans lah be-lah et le critère de taam pour constituer un min be-mino dans yavesh be-yavesh ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier à travers la sugya portant sur ce sujet : Avoda Zara 66a.


[1] Remarque personnelle : dans la mesure où le Rashba estime que rov binyan est un rov suffisant pour un bittul ; si l’on supposait également que rov minyan, une majorité numérique de morceaux de heter, est suffisante même si on n’a pas rov binyan, bien qu’on ne puisse pas le déduire de cette teshuva ; cela signifie que l’on pourrait imaginer un cas où le heter est rov binyan et le issur rov minyan. Si l’on pose que, de même que heter mevatel issur, issur metavel heter, dans quel sens fonctionnerait alors le bittul ? Peut-être n’y aurait-il pas de bittul ? Le fait que ce cas-là ne soit pas envisagé comme cas où on devrait amener un asham taluy alors même qu’on aurait un rov (et même un de trop) signifierait qu’on ne considérerait pas que issur mevatel heter. Mais pour avancer tout cela, il faudrait vérifier que, pour le Rashba, rov minyan est suffisant.

[2] Sauf à considérer que, quand Rava (Hullin 97a) énumère les différentes règles deRabbanan concernant le bittul et qu’il dit qu’ils ont exigé shishim dans min be-she-eino mino en l’absence d’un goûteur non juif, il parle spécifiquement de yavesh be-yavesh, puisque selon Tossefot et d’autres Rava considère bien que taam ke-ikkar deOrayta.
[3] On peut noter au passage que selon certaines shitot (cf. Ran sur zeroa beshela), le issur de taam ke-ikkar relève aussi de la problématique de hakarat ha-issur. Voir plus loin bs’’d pour l’analyse des différentes shitot concernant taam ke-ikkar).

mardi 1 mai 2012

Tossefot AZ66a et Shabbat 89b : version texte


Tossefot (d.h. Tavlin) interroge la lecture de Rashi qui considère, pour les raisons que nous avons expliquées, que la beraïta ne parle que dans un cas de lah be-lah ; l’expression assurin u-mistarefin ne doit selon Rashbam pas être contractée en une seule indication, mistarefin le-essor, mais comme deux : assurin d’une part, mistarefin de l’autre. La première renvoie bien à lah be-lah, mais la seconde réfère à yavesh be-yavesh. Autrement dit, deux éléments interdits qui font partie de la même catégorie (qu’on la définisse, selon les uns ou les autres, par le min, le shem et/ou le taam) s’additionnent quand on calcule les proportions (1/100 ou 1/200) d’un mélange yavesh be-yavesh. On voit déjà ici qu’on sort de la logique stricte, établie par Rashi, du min be-mino lo batel puisque ici aussi bien les deux issurim que le heter dans lequel ils ont été mélangés sont de même min (quelle que soit la fçon dont on le définisse) : ceci est bien évident puisque le calcul des proportions 1/100 ou 1/200 (dans teruma ou dans orla) ne fonctionne que dans min be-mino ; dans min be-she-eino mino, on revient au bittul be-shishim.
Dans lah be-lah, un deuxième paramètre, indiqué par le terme assurim, vient se surajouter : celui de la netinat taam. Si l’on est toujours dans du min be-mino, le critère numérique antérieur ne disparaîtra pas, mais le critère souverain dans lah be-lah est la netinat taam (quelle que soit la façon dont on le justifie ; cf. la mahloket entre le Rashba – bittul ha-taam - et le Ran –hakarat ha-issur-). C’est pour cela, continue Rashbam, que la beraïta ne se contente pas d’indiquer le cas de yavesh be-yavesh dont on aurait déduit par extension le cas de lah be-lah : en effet, explique-t-il, R. Shimon, qui est en désaccord avec le Tana Kama de la mishna, n’est en désaccord que sur le tseruf dans yavesh be-yavesh, estimant qu’il faut pour cela que soient réunis les deux critères du min et du shem (on verra comment il faut, dans son optique, définir ce deuxième terme) ; par contre, il est d’accord avec le fait que les différents issurim peuvent se cumuler dans un cas de lah be-lah même s’il n’y a que le min ou le shem qui est commun parce que, dans ce cas précis, intervient le critère additionnel du taam tel que défini par Hezekiah (c’est-à-dire non seulement par une identité de goût, mais dès que les effets gustatifs sont de même ordre – c’est ce qu’indique minei metika, cf. Hazon Ish YD 25).
On voit donc que le hiddush de Hezekia, dans la perspective du Tana Kama telle que la comprend Rashbam, consiste précisément en ce que le critère de taam est opérant pour faire entrer deux objets interdits dans une même catégorie même dans yavesh be-yavesh. Le Tana Kama comme R. Shimon retiennent tous deux le critère identifié par Hezekiah comme « rauy lematek ba et hakadeira » mais pour des raisons bien différentes : pour Rabbi Shimon ce critère revient en fait à celui de netinat taam : les deux interdits contribuent à former un goût identifiable dans le mélange parce que leurs effets gustatifs sont similaires. Ils interdisent donc le mélange au titre de taam ke-ikkar. Pour Tana Kama le critère de Hezekia n’est pas directement lié à taam ke-ikkar puisqu’il fonctionne même dans yavesh be-yavesh : le taam (défini largement, selon le critère de Hezekia) fait entrer dans une catégorie commune deux éléments interdits même s’ils n’ont en commun ni le min, ni le « shem » (qu’on n’a pas encore défini dans ce contexte). Il s’agit donc de la définition même de min be-mino : quand deux éléments ne font pas « naturellement » partie du même min, parce qu’ils appartiennent à des espèces botaniques différentes, et qu’ils ne partagent pas non plus le même shem (qui reste, encore une foi, à définir), Hezekiah vient indiquer que le critère « large » de taam est aussi opérant pour créer une catégorie commune, en dehors de toute considération de taam ke-ikkar.
On pourrait cependant envisager, à ce stade tout du moins, que ce critère de taam dans yavesh be-yavesh est opérant au titre d’une gezera de-rabbanan, par crainte qu’on en vienne à cuire l’ensemble et qu’on se retrouve confronté, dans lah be-lah, à un problème de taam ke-ikkar de-Oraïta (ce qui est, rappelons-le, l’argument « classique » pour justifier l’exigence de shishim dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh). Cependant cela paraît peu probable puisque, dans le cas présent de yavesh be-yavesh, on se soucie de calculer des proportions de bittul qui sont bien supérieures à shishim, puisque le contexte est celui de bittul de teruma (dans 100) voire de orla (dans 200), configurations dans lesquelles on a normalement évacué le problème de netinat taam puisqu’on est au-delà de shishim. Pour autant, dans la mesure où l’on parle ici de tavlin, c’est-à-dire d’épices dont le rôle est justement de donner du goût (le-taama avidei), le critère de shishim n’est peut-être plus pertinent1 ; mais il semble que l’on puisse répondre que le critère de Hezekia, c’est-à-dire le rauy lematek, puisse être appliqué non seulement aux deux tavlin assurim, mais aussi au heter dans lequel ils tombent. On pourrait ainsi imaginer une épice A et une épice B, toutes deux interdites, qui tombent dans un récipient contenant une épice C permise ; si les trois épices étaient d’espèces totalement différentes mais d’effet gustatif comparable on serait dans du min be-mino selon Hezekia et les épices A et B se combineraient dans le calcul des proportions du bittul, en dehors pourtant de toute considération de netinat taam puisqu’on serait dans du min be-mino yavesh be-yavesh.


Le Tossefot suivant s'intéresse à la notion de shem présente dans la beraïta. Une lecture rapide de la sugya pourrait laisser à penser que le shem de la beraïta est le même que le shem auquel se réfère Rava ; mais on a vu que chez Rashi déjà ce n'était pas vraiment le cas puisqu'il donnait pour exemple de shemot différents pour un même min « pilpel lavan, pilpel shahor » etc., le premier mot renvoyant au min et le second au shem (prati), alors que Rava donnait comme exemple convers de même shem pour des minim différents « hala de-hamra ve-hala de-shikhra », où le premier mot renvoyait au shem et le second au min. Autrement dit le shem renvoie chez Rashi à une sous-catégorie du min, il correspond à une détermination supplémentaire à l'intérieur d'une catégorie naturelle ; tandis que dans les cas donnés par Rava, le shem est une catégorie qui fait du min « naturel » (les composants du produit) un critère secondaire par rapport au shem, qui désigne ici la « nature » de l'objet : non pas sa nature première, mais sa nature actuelle, ce qu'il est actuellement : du vinaigre, le fait qu'il ait été obtenu à partir de tel ou tel matière première étant adventice.
Tossefot pousse plus loin encore cette disjonction entre le shem de la beraïta (et plus largement, de la mishna) et le shem de Rava. Ils admettent la logique Rashi dans sa définition du shem prati comme sous-catégorie d'un min : le shem vient préciser une catégorie naturelle. Mais, dès lors, il ne saurait y avoir deux objets relevant de minim différents et portant pourtant le même shem défini comme sous-catégorie naturelle. Ou plutôt, on peut bien l'imaginer, mais ce serait alors une simple homonymie, comme par exemple une pomme verte et une pomme de terre. Tossefot, dans un texte parallèle (Shabbat 89b), souligne qu'on ne comprendrait pas pourquoi une simple homonymie aurait un quelconque effet de catégorisation halakhique. Or, dans la suite de la mishna, Rabbi Shimon énonce que ne sont mistarefin ni deux tavlin de même min et de shem différent, ni deux tavlin de même shem et de min différent : c'est donc bien que la notion de shem identique malgré un min différent est envisageable. Or, selon la définition de Rashi, pour qui le shem désigne une catégorie naturelle de même ordre que le min, ce cas est impossible. Tossefot identifie donc le shem de la mishna et de la beraïta, sur la foi d'expressions identiques ailleurs dans le Talmud, comme désignant une catégorie non pas naturelle, mais halakhique : sont de même shem deux objets qui relèvent du même interdit (ou de la même catégorie d'interdits, comme teruma, terumat maasser, hala et bikkurim, ainsi que le montre la mishna dans Orla (2, 1). Selon Tossefot, la mishna énonce donc que le min « naturel » n'est pas le seul min halakhiquement signifiant, mais que le fait de relever de la même catégorie de issurim l'est aussi, même si les éléments appartiennent à des espèces naturelles différentes ; en fait, dans la mesure où la conclusion du Tana Kama (tel que le comprend Rashi, lecture qui n'est pas remise en cause par Tossefot) même des éléments ne relevant ni du même min naturel ni du même min halakhique (c'est ainsi qu'il faut comprendre shem) sont mistarefin. Pour Abayé, la précision apportée par Hezekia vient expliquer cela par le critère de taam : le taam permet de constituer un min au même titre que le min « naturel » et que le shem, c'est-à-dire le min « halakhique ». Pour Rava, cela s'explique plutôt par le fait que cette mishna exprime la position de Rabbi Meir, pour lequel tous les issurim de la Torah sont, à la base, mistarefin.
Est-ce à dire que pour Rabbi Meir le critère de Hezekiah est complètement superflu et doit être rejeté comme ne jouant aucun rôle halakhique ? C'est effectivement, on l'a vu, la position de Rashi. Tossefot considèrent cependant qu'elle pose problème : en effet, si tel était le cas, dans la mesure où la halakha suit Rava, cette beraïta devrait être complètement ignorée dans la halakha : la proximité d'effet gustatif ne devrait jamais intervenir dans le calcul d'un tsiruf yavesh be-yavesh. Or on voit en Shabbat 89b-90a que ce principe-là est précisément sollicité. Le contexte là-bas est celui de la définition de la mesure minimale d'un objet pour qu'on soit coupable d'avoir transgressé l'interdit de hotsaa à shabbat en le transposant d'un domaine à l'autre. Chaque objet s'y voit attribuer une mesure spécifique en fonction de son usage : ce n'est pas le seul aspect physique de l'objet qui compte, mais sa fonction : en dessous d'une certaine taille, il n'est propre à aucun usage et n'a donc pas le statut d'objet qui rendrait hayav de hotsaa. Ainsi, des brindilles de bois doivent être en quantité suffisante pour alimenter un feu capable de cuire un œuf de poule. De même, des épices doivent être en quantité suffisante pour épicer un œuf de poule, et la mishna précise que différentes épices peuvent se combiner dans le calcul de cette mesure. La Gemara demande pourquoi différentes épices peuvent se combiner alors même qu'elles sont d'espèces différentes et répond en invoquant le principe de Hezekia, qu'elles se combinent ici dans la mesure où elles ont en commun le même effet gustatif. Or selon la lecture de Rashi, pour Rava, on n'a pas besoin du principe de Hezekia pour expliquer la mishna selon Rabbi Meir et ce principe tombe de lui-même. Pourquoi resurgirait-il ici ? C'est pourquoi Tossefot explique que Rabbi Meir a lui aussi besoin de ce principe de Hezekia. En effet, bien que Rabbi Meir considère que kol ha-issurin mistarefin, cela n'est valable au sens le plus absolu, c'est-à-dire même quand il s'agit de minim et d'issurim différents, que quand les objets interdits sont présents dans leur intégrité physique (be-ayin) ; mais dès qu'ils font partie d'un mélange lah be-lah, il est nécessaire qu'ils aient en commun le même effet gustatif car autrement on les principes de netinat taam entrent en jeu : soit que le mélange de goûts discordants produise un effet non souhaitable, et on est alors dans un cas de noten taam li-fgam (c'est l'option exprimée par Tossefot en Shabbat 90a), soit que les effets sont simplement opposés et se masquent l'un l'autre (c'est la lecture adoptée par Tossefot chez nous ; nous reviendrons plus tard longuement sur ces précisions). L'application du principe de Hezekia dans lah be-lah est donc, d'après Tossefot, valable autant pour Rabbi Meir que pour Rabbi Shimon. Là où Rabbi Meir va plus loin, c'est qu'il affirme en outre que ce critère de taam ne se limite pas à lah be-lah, qu'il ne relève pas uniquement des halakhot de taam ke-ikkar, mais qu'il constitue également un socle commun minimal pour rassembler différents éléments dans un même min, même s'ils relèvent par ailleurs de minim « naturels » et de issurim différents. Le débat entre Abayé et Rava est donc le suivant : pour Abayé, la remarque de Hezekia est valable pour tout le monde et établit donc que le taam est un critère souverain qui permet de regrouper dans un même min même des éléments relevant de minim « naturels » et de issurim différents ; pour Rava, la remarque de Hezekia n'est valable pour tout le monde que dans un contexte de lah be-lah où entrent en jeu les halakhot de netinat taam ; mais dans yavesh be-yavesh, elle n'est valable que selon la shita de Rabbi Meir pour lequel dans l'absolu tous les issurim sont mistarefin, ce qui fait que dans un mélange yavesh be-yavesh même un critère particulièrement faible, qui est en général insuffisant, celui de Hezekia, est suffisant pour opérer un tsiruf. On notera ainsi que pour Rabbi Meir le tsiruf n'est pas une conséquence d'un min be-mino ; il opère de lui-même dans yavesh be-yavesh dès qu'il existe une propriété commune comme le taam, même si celui-ci n'est pas suffisant pour constituer un min commun.
Reste à comprendre quel avis suit la halakha. Dans la mesure où la beraïta de Hezekia, que Rava a établie comme suivant Rabbi Meir, est reprise sans autre objection (stam). C'est l'argument même de Tossefot. Mais pour autant, même s'il est clair que Rava pourrait suivre Rabbi Meir sans pour autant se ranger à la shita d'Abayé, il semble bien que la halakha ne suive pas Rabbi Meir, c'est-à-dire qu'on ne tienne pas que kol ha-issurin mistarefin, ce qui, pour Rava tel que le comprend Tossefot, est bien le principe qui est à la base de la validité du critère « faible » de Hezekia dans yavesh be-yavesh. Si la halakha ne suit pas Rabbi Meir, et Rava non plus, comment comprendre la réapparition du critère de Hezekia dans la sugya de Shabbat ? On revient, semble-t-il, à la difficulté initiale de Tossefot. Il me semble que l'on peut résoudre cette difficulté de la manière suivante : dans le contexte de cette sugya de shabbat, le shiur minimal des objets pour rendre hayav de hotsaa n'est pas lié aux propriétés physiques de l'objet, mais à sa fonction. Or la fonction des épices est précisément de produire un effet gustatif : on peut dès lors comprendre que le critère de Hezekia soit opérant dans ce contexte précis, même si la beraïta dans laquelle il est exprimé, celle qui énonce le principe général de tsiruf des tavlin assurin dans yavesh be-yavesh sur le seul critère du taam, n'est pas retenu par la halakha parce qu'il n'est vrai que dans le contexte de la shita de Rabbi Meir pour lequel kol ha-issurin mistarefin.
Il n'en demeure pas moins que pour Rava le taam n'est pas un critère permettant d'établir un min be-mino. Il demandera, toujours suivant Tossefot, que le min be-mino soit établi soit par une coïncidence de issurim (le shem de la mishna), soit par un min « naturel », soit par ce que lui-même appelle shem, qui est très différent du shem de la mishna et qui est en fait plus proche de la définition du min naturel. Actuellement il n'est pas encore possible de définir précisément le shem selon Rava ; mais, avec l'aide de D., l'analyse d'autres textes va nous y aider.


Remarquons déjà que l'identification des catégories d'issurim comme une des variables permettant d'établir un min be-mino nous permet de sortir de la lecture de Rashi qui voulait que le fait que des tavlin soient mistarefin parce qu'ils sont de même min suppose qu'il n'y a jamais de bittul dans min be-mino, selon la shita de Rabbi Yehuda. Les éléments mis en place par Tossefot nous permettent de faire référence à l'analyse du Ran dans Nedarim 52 qui explique que les Hakhamim sont d'accord avec le principe abstrait de Rabbi Yehuda selon lequel il n'y a pas de bittul dans min be-mino ; mais pour les Hakhamim dès lors qu'on est dans un mélange de issur et de heter on n'est plus dans du « vrai » min be-mino absolu. En suivant les Hakhamim, on peut donc comprendre que des tavlin assurim de même min sont mistarefin sans que cela n'interdise pour autant qu'ils puissent être batel dans du heter, et l'on peut aussi comprendre que des tavlin de minim différents puissent être mistarefin dès lors qu'il relèvent de la même catégorie de issur : pour les Hakhamim en effet, le statut de issur ou de heter est essentiel dans la définition du min.



1Quoique ; Tossefot défendent ailleurs (Hullin, sugya de Zeroa beshela) qu’un goût perceptible au-delà de shishim n’est jamais un taam gamur mais juste un taam kol she-hu ; c’est Rashi qui considère que shishim n’est qu’un critère par défaut pour définir la netinat taam en l’absence de goûteur. On pourrait ainsi expliquer que le « fumet » qu’apportent les épices n’est pas un taam gamur (référence à venir BS"D).

dimanche 4 mars 2012

Suite de Rashi sur AZ 66a : version écrite du dernier shiur


Continuons sur Rashi. Celui-ci précise que notre mishna commence par « des tavlin qui portent deux ou trois noms différents  et qui sont du même min, ou qui sont de minim différents, interdisent et s’associent. » Il précise encore que les deux cas présentés dans la mishna sont soit trois tavlin de noms différents et de même min ou de nom et de min différents : deux situations dont l’une est plus extrême que l’autre (des tavlin de noms et de minim différents ont moins de points communs que des tavlin de noms différents mais de même min) La version qu’il exclut est celle du Rambam pour lequel la mishna évoque deux situations en miroir : des tavlin de même min mais de noms différents ou des tavlin de même nom mais de minim différents. Si Rashi exclut cette version, c’est, peut-on supposer, pour une raison précise. Apparemment, il considère qu’il est impossible que des tavlin puissent appartenir à des minim différents et porter le même nom. Il faut bien insister ici sur le fait que, bien qu’Abayé comme Rava semblent à première vu déterminer le min d’un aliment par un critère autre, que ce soit le ta’am ou le shem, la mishna suppose bien qu’il existe une définition du min indépendamment du shem (et du ta’am ; ce n’est pas explicite mais c’est clair). On a donc une double définition du min : un min de la réalité physique, une sorte de classification botanique, et un min halakhique : deux objets peuvent être de min réel différent mais, parce qu’ils partagent le même ta’am ou le même shem, relever du même min halakhique. Ici Rashi établit une hiérarchie dans la mishna : dans la mesure où des tavlin de minim différents ne peuvent pas porter le même shem, la seule fonction du shem ici est de déterminer des sous-catégories du min. C’est le sens de son exemple de noms différents pour un même min : du poivre noir, du poivre blanc et du poivre long. Il s’agit clairement du même min, mais ils portent des noms différents. En quoi ces noms sont-ils différents ? Ce sont des noms composés avec un premier élément, « poivre », qui renvoie au min, et un élément secondaire, « noir » ou « blanc » qui désigne une sous-catégorie du min mais qui, nous dit la mishna, ne remet pas en cause son unité. Il s’agit d’un cas très différent, si l’on y regarde bien, de celui discuté par Abayé et Rava, celui du « vinaigre de vin » et du « vinaigre d’alcool » : dans ce dernier cas, c’est le deuxième terme, le déterminant, qui désigne le min, c’est-à-dire l’origine de l’aliment en termes de classification naturelle : l’un provient de la vigne, l’autre d’un autre produit, des pommes si l’on parle de vinaigre de cidre. Il est clair qu’en termes de minim naturels le raisin et la pomme sont des espèces différentes : le fait qu’il partagent le même « nom » de vinaigre relève d’un autre ordre.
Le Rambam (hma 16, 14-15), lui, lit la Mishna comme proposant deux ordres de classification complémentaires : la classification par le min, même si les noms sont différents (karpass des rivières vs. karpass de potager), comme Rashi ; et la classification par le shem, même si les espèces sont différentes, comme du levain de froment et du levain d’orge, ce qui équivaut au cas des deux vinaigres de la Gemara. Le Rambam adopte une version de la Mishna qui fonctionne aussi bien, immédiatement, pour Abayé que pour Rava, et même plus pour Rava qu’Abayé, puisqu’elle énonce que le shem est un principe de classification aussi valable que le min. Rashi ne suit clairement pas cette approche : selon lui, la mishna va essentiellement selon Abayé, pour qui l’unité du min est valable malgré la diversité des noms, mais pas l’inverse.
Suite de Rashi : « osserin u-mitstarefin », « interdisent et se combinent » : Rashi comprend que cela signifie « s’associent pour interdire » ; plus précisément, il s’agit de tavlin qui, pris séparément, n’interdiraient pas la marmite dans laquelle ils tomberaient parce qu’ils seraient en trop petite quantité, mais ici s’ajoutent les uns aux autres et contribuent ensemble à interdire la marmite. Cette logique demande à être expliquée dans la mesure où elle semble contredire un principe que l’on retrouve souvent dans la Gemara, qui veut que « issurim mevatelim zé et zé » : les interdits contribuent au bittul l’un de l’autre. Imaginons qu’on a une marmite de 59 mesures de heter dans laquelle tombent 1 mesure d’un issur A et 1 mesure d’un issur B, par exemple du sang et de la graisse interdite (‘helev) : non seulement je ne dis pas que j’ai 2 mesures de issur contre 59 mesures de heter et qu’il n’y a donc pas de bittul, mais je dis que les 59 mesures de heter plus le dam s’associent pour être mevatel le ‘helev et simultanément j’ai 59 mesures de heter plus 1 de ‘helev qui sont mevatel le dam, et donc tout est permis. Ce n’est pas le heter seulement qui est mevatel le issur mais n’importe quel issur n’appartenant pas au même min. Plus radical encore, le cas dit « ha-piggul ve-ha-notar » de Reish Lakish énonce que si j’ai un kazayit de viande piggul (sacrifice abattu avec l’intention d’en consommer la viande hors du temps prescrit), un kazayit de viande notar (qui a dépassé le temps prescrit, même si le sacrifice était valable) et un kazayit de viande tamé (rendue impure), si je les mangeais séparément, j’encourrais trois peines distinctes, mais si j’en forme une boulette et que je consomme les trois ensemble, c’est interdit mais je suis dispensé des trois peines car chaque kazayit est batel dans les deux autres, même si l’on n’est en présence que de morceaux interdits et qu’on ne peut pas dire qu’ils s’opposeraient les uns aux autres et auraient des effets inverses puisqu’il s’agit de trois morceaux de viande (il s’agit juste d’interdits différents). Ici on a une logique inverse : des tavlin de sous-espèces, voire d’espèces différentes s’ajoutent les uns aux autres pour interdire une marmite en contribuant ensemble à rendre perceptible un goût qu’ils ne pourraient pas créer séparément.
La raison en est, continue Rashi, que selon Hezekia, ces tavlin contribuent à un même effet de metika, littéralement d’édulcorant, et que c’est pour cela qu’ils s’associent. Ces tavlin ont un goût, sinon absolument identique, du moins ayant un effet similaire : on remarquera que Rashi ne dit pas « she-kulan ta’am eh’ad », qu’ils auraient le même goût, mais « she-kulan ta’aman matok », ils ont tous un goût doux « u-mi-shum hakhi mitstarefin de-ta’aman shavé le-matek ba-hen ha-kadeira », et pour cette raison ils s’associent, parce que leur goût est équivalent en termes de pouvoir édulcorant dans la marmite. Le fait que les goûts aient le même effet entraîne qu’ils ne s’annulent pas les uns les autres mais qu’au contraire ils s’ajoutent les uns aux autres. On a un « zé ve-zé gorem » à l’envers : d’habitude quand deux causes, dont l’une est interdite, ne suffisent pas indépendamment à produire un effet, et que c’est seulement la conjonction des deux qui le produit, le résultat est permis dans la mesure où on ne peut attribuer l’effet à la seule cause interdisant. De même ici on aurait pu penser que dans la mesure où aucun des tavlin ne peut à lui seul produire un effet dans la marmite, on ne peut attribuer l’effet combiné des tavlin à aucun des tavlin en particulier et que la marmite reste donc permise. On nous indique ici que ce n’est pas la logique suivie : au contraire ici c’est la combinaison des deux causes qui crée l’interdit. Selon la lecture de Rashi, pour Hezekia, ce qui est opérant ici c’est que les goûts ont un même effet : c’est pour cette raison qu’on considère que les tavlin, aussi différents soient-ils par ailleurs (en termes de min naturel ou de shem), sont considérés ici comme un même objet parce que leur effet est le même. Pour ce qui est d’être considérés comme un seul objet, c’est l’effet gustatif qui est déterminant, nous dit Hezekia.
Reste à comprendre comment ce développement sert de preuve à Abayé. Celui-ci veut prouver que du jus de raisin dans des raisins s’appelle min be-mino parce que le goût est similaire et qu’il n’y a donc pas bittul, et à l’inverse que du vinaigre de vin dans du vinaigre d’alcool, ou de la bière de froment dans de la bière d’orge, sont batel parce que le goût est différent et que ce n’est donc pas min be-mino. Mais la beraïta de Hezekia, tout comme la mishna sur laquelle elle se base, ne parle pas, à première vue, de bittul ou de non-bittul min be-mino : elle parle du fait que des tavlin qui sont, sous tous autres rapports, min be-she-eino mino, s’ajoutent quand même les uns aux autres quand ils ont le même effet gustatif. Pour comprendre le lien entre les deux problématiques, énumérons les cas identifiés par Rashi dans cette beraïta, selon la lecture d’Abayé :
1.     même min et même shem : c’est le même tavlin donc a priori c’est le même goût ;
2.     même min et shem différent : c’est la même famille de tavlin, comme les différents poivres, donc ils ont des goûts similaires et c’est pourquoi ils se combinent (on peut déjà remarquer que ce ne sera pas forcément vrai pour l’exemple du Rambam des différents karpass, qui ont peut-être des goûts très différents, et qui seraient peut-être considérés par Rashi comme de simples homonymes) ;
3.     min différent mais même shem : ce cas, d’après Rashi, n’est pas envisagé dans la mishna parce qu’il ne rentre pas dans la logique. C’est au contraire de son exclusion dans la mishna qu’Abayé tire preuve contre Rava dans le cas du vinaigre de vin et du vinaigre d’alcool ;
4.     min et shem différents : s’associent uniquement s’ils ont le même effet gustatif.
Autrement dit, le seul vrai min qui est déterminant, c’est l’effet gustatif. Si deux aliments ont le même effet gustatif, ils sont de même min, et donc sont en réalité le même objet : c’est pourquoi non seulement ils ne s’annulent pas l’un l’autre, mais en plus ils s’ajoutent l’un à l’autre. On comprend maintenant pourquoi Rashi refusait de limiter la discussion entre Abayé et Rava, dans les exemples ramenés, à des problèmes particuliers de yayin nesekh ou de tevel : parce que d’après la logique induite par la beraïta, c’est le fait que l’on soit dans du min be-mino en général qui empêche le bittul, parce que le même ne peut pas annuler le même. Si l’on a posé cela, on résout plusieurs problèmes :
-       on n’a plus de contradiction avec le dam et le ‘helev qui s’associent aux 59 mesures de heter, puisque là-bas les goût sont différents, donc les effets gustatifs s’opposent et on comprend que la logique de bittul s’applique parce qu’on est dans du min be-she-eino mino ;
-       on a toujours une contradiction avec Reish Lakish qui parlait de bittul min be-mino, mais cela n’est pas trop dérangeant dans la mesure où Abayé suivrait ici Rav et Shmuel qui tiennent comme Rabbi Yehuda alors que Reish Lakish tient comme les hakhamim ;
-       on comprend enfin pourquoi Rashi comprend « osserin u-mitstarefin » comme « s’associent pour interdire » dans la mesure où cette logique de min be-mino lo batel, qui est celle de Rabbi Yehuda, n’est valable que dans la’h be-la’h (cf. plus haut). On ne pourrait pas défendre ici, comme le fait Rashbam dans le Tossefot correspondant, que « osserin » parle de la’h be-la’h et « mitstarefin » parle de yavesh be-yavesh.
On a jusqu’à présent développé la logique d’Abayé, qui s’appuie sur cette beraïta de Hezekia, qu’il tient pour la seule lecture possible de la mishna. Rava va s’opposer à cette lecture, mais notons tout de suite qu’il ne remet pas en cause le principe général énoncé par Abayé selon lequel min be-mino n’est pas batel. Par contre, il diffère dans l’analyse de la mishna. Celle-ci, selon la girsa de Rashi, ne peut pas aller dans le sens d’Abayé puisqu’elle fait du shem un critère secondaire : un shem différent peut affaiblir l’unité du min, mais l’identité de shem ne peut pas unifier des aliments différents dans un même min. Mais pour Abayé cette mishna n’est pas un problème puisqu’elle relève d’une autre logique, celle de Rabbi Meïr, pour lequel tous les issurim s’ajoutent les uns aux autres : « kol she-ti’avit lakh harei hu be-bal tokhal », tout ce que la Torah a interdit comme aliment relève d’un interdit global de « ne pas manger », autrement dit s’ajoute à chaque interdit particulier lié à un objet (le sang, le ‘helev, etc.) un interdit global, lié à la personne, de ne pas faire acte de manger de l’interdit, même si cet interdit est un agglomérat de plusieurs interdits différents dans leur min, leur shem et leur goût. Pour Rava, nous explique donc Rashi, la lecture de Hezekia est inutile et à la limite du contresens : la mishna ne dit pas « des interdits de même min et de noms différents, ou même de min et de noms différents, se combinent quand même tant qu’ils ont un effet gustatif similaire », ce qui induit que les critères du min et du shem sont secondaires par rapport au goût, mais dit bien « même des interdits de même min et de noms différents, et même des interdits de min et de noms différents, se combinent quand même parce que tous les interdits se combinent », formulation qui prend bien pour hypothèse de départ que même en faisant abstraction du hiddush de Rabbi Meïr les critères premiers pour que des interdits se combinent sont bien le min et le shem.

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