Tossefot (d.h. Tavlin) interroge la lecture de Rashi
qui considère, pour les raisons que nous avons expliquées, que la
beraïta ne parle que dans un cas de lah be-lah ; l’expression
assurin u-mistarefin ne doit selon Rashbam pas être
contractée en une seule indication, mistarefin le-essor, mais
comme deux : assurin d’une part, mistarefin de
l’autre. La première renvoie bien à lah be-lah, mais la seconde
réfère à yavesh be-yavesh. Autrement dit, deux éléments
interdits qui font partie de la même catégorie (qu’on la
définisse, selon les uns ou les autres, par le min, le shem et/ou le
taam) s’additionnent quand on calcule les proportions (1/100 ou
1/200) d’un mélange yavesh be-yavesh. On voit déjà ici qu’on
sort de la logique stricte, établie par Rashi, du min be-mino lo
batel puisque ici aussi bien les deux issurim que le heter dans
lequel ils ont été mélangés sont de même min (quelle que soit la
fçon dont on le définisse) : ceci est bien évident puisque le
calcul des proportions 1/100 ou 1/200 (dans teruma ou dans orla) ne
fonctionne que dans min be-mino ; dans min be-she-eino mino, on
revient au bittul be-shishim.
Dans lah be-lah, un deuxième paramètre, indiqué
par le terme assurim, vient se surajouter : celui de la
netinat taam. Si l’on est toujours dans du min be-mino, le critère
numérique antérieur ne disparaîtra pas, mais le critère souverain
dans lah be-lah est la netinat taam (quelle que soit la façon dont
on le justifie ; cf. la mahloket entre le Rashba – bittul
ha-taam - et le Ran –hakarat ha-issur-). C’est pour cela,
continue Rashbam, que la beraïta ne se contente pas d’indiquer le
cas de yavesh be-yavesh dont on aurait déduit par extension le cas
de lah be-lah : en effet, explique-t-il, R. Shimon, qui est en
désaccord avec le Tana Kama de la mishna, n’est en désaccord que
sur le tseruf dans yavesh be-yavesh, estimant qu’il faut pour cela
que soient réunis les deux critères du min et du shem (on verra
comment il faut, dans son optique, définir ce deuxième terme) ;
par contre, il est d’accord avec le fait que les différents
issurim peuvent se cumuler dans un cas de lah be-lah même s’il n’y
a que le min ou le shem qui est commun parce que, dans ce cas précis,
intervient le critère additionnel du taam tel que défini par
Hezekiah (c’est-à-dire non seulement par une identité de goût,
mais dès que les effets gustatifs sont de même ordre – c’est ce
qu’indique minei metika, cf. Hazon Ish YD 25).
On voit donc que le hiddush de Hezekia, dans la
perspective du Tana Kama telle que la comprend Rashbam, consiste
précisément en ce que le critère de taam est opérant pour faire
entrer deux objets interdits dans une même catégorie même dans
yavesh be-yavesh. Le Tana Kama comme R. Shimon retiennent tous deux
le critère identifié par Hezekiah comme « rauy lematek ba et
hakadeira » mais pour des raisons bien différentes : pour
Rabbi Shimon ce critère revient en fait à celui de netinat taam :
les deux interdits contribuent à former un goût identifiable dans
le mélange parce que leurs effets gustatifs sont similaires. Ils
interdisent donc le mélange au titre de taam ke-ikkar. Pour Tana
Kama le critère de Hezekia n’est pas directement lié à taam
ke-ikkar puisqu’il fonctionne même dans yavesh be-yavesh : le
taam (défini largement, selon le critère de Hezekia) fait entrer
dans une catégorie commune deux éléments interdits même s’ils
n’ont en commun ni le min, ni le « shem » (qu’on n’a
pas encore défini dans ce contexte). Il s’agit donc de la
définition même de min be-mino : quand deux éléments ne font
pas « naturellement » partie du même min, parce qu’ils
appartiennent à des espèces botaniques différentes, et qu’ils ne
partagent pas non plus le même shem (qui reste, encore une foi, à
définir), Hezekiah vient indiquer que le critère « large »
de taam est aussi opérant pour créer une catégorie commune, en
dehors de toute considération de taam ke-ikkar.
On pourrait cependant envisager, à ce stade
tout du moins, que ce critère de taam dans yavesh be-yavesh est
opérant au titre d’une gezera de-rabbanan, par crainte qu’on en
vienne à cuire l’ensemble et qu’on se retrouve confronté, dans
lah be-lah, à un problème de taam ke-ikkar de-Oraïta (ce qui est,
rappelons-le, l’argument « classique » pour justifier
l’exigence de shishim dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh).
Cependant cela paraît peu probable puisque, dans le cas présent de
yavesh be-yavesh, on se soucie de calculer des proportions de bittul
qui sont bien supérieures à shishim, puisque le contexte est celui
de bittul de teruma (dans 100) voire de orla (dans 200),
configurations dans lesquelles on a normalement évacué le problème
de netinat taam puisqu’on est au-delà de shishim. Pour autant,
dans la mesure où l’on parle ici de tavlin, c’est-à-dire
d’épices dont le rôle est justement de donner du goût (le-taama
avidei), le critère de shishim n’est peut-être plus pertinent1 ;
mais il semble que l’on puisse répondre que le critère de
Hezekia, c’est-à-dire le rauy lematek, puisse être appliqué non
seulement aux deux tavlin assurim, mais aussi au heter dans lequel
ils tombent. On pourrait ainsi imaginer une épice A et une épice B,
toutes deux interdites, qui tombent dans un récipient contenant une
épice C permise ; si les trois épices étaient d’espèces
totalement différentes mais d’effet gustatif comparable on serait
dans du min be-mino selon Hezekia et les épices A et B se
combineraient dans le calcul des proportions du bittul, en dehors
pourtant de toute considération de netinat taam puisqu’on serait
dans du min be-mino yavesh be-yavesh.
Le Tossefot suivant s'intéresse à la notion de shem
présente dans la beraïta. Une lecture rapide de la sugya pourrait
laisser à penser que le shem de la beraïta est le même que le shem
auquel se réfère Rava ; mais on a vu que chez Rashi déjà ce
n'était pas vraiment le cas puisqu'il donnait pour exemple de shemot
différents pour un même min « pilpel lavan, pilpel shahor »
etc., le premier mot renvoyant au min et le second au shem (prati),
alors que Rava donnait comme exemple convers de même shem pour des
minim différents « hala de-hamra ve-hala de-shikhra »,
où le premier mot renvoyait au shem et le second au min. Autrement
dit le shem renvoie chez Rashi à une sous-catégorie du min, il
correspond à une détermination supplémentaire à l'intérieur
d'une catégorie naturelle ; tandis que dans les cas donnés par
Rava, le shem est une catégorie qui fait du min « naturel »
(les composants du produit) un critère secondaire par rapport au
shem, qui désigne ici la « nature » de l'objet :
non pas sa nature première, mais sa nature actuelle, ce qu'il est
actuellement : du vinaigre, le fait qu'il ait été obtenu à
partir de tel ou tel matière première étant adventice.
Tossefot pousse plus loin encore cette disjonction
entre le shem de la beraïta (et plus largement, de la mishna) et le
shem de Rava. Ils admettent la logique Rashi dans sa définition du
shem prati comme sous-catégorie d'un min : le shem vient
préciser une catégorie naturelle. Mais, dès lors, il ne saurait y
avoir deux objets relevant de minim différents et portant pourtant
le même shem défini comme sous-catégorie naturelle. Ou plutôt, on
peut bien l'imaginer, mais ce serait alors une simple homonymie,
comme par exemple une pomme verte et une pomme de terre. Tossefot,
dans un texte parallèle (Shabbat 89b), souligne qu'on ne
comprendrait pas pourquoi une simple homonymie aurait un quelconque
effet de catégorisation halakhique. Or, dans la suite de la mishna,
Rabbi Shimon énonce que ne sont mistarefin ni deux tavlin de même
min et de shem différent, ni deux tavlin de même shem et de min
différent : c'est donc bien que la notion de shem identique
malgré un min différent est envisageable. Or, selon la définition
de Rashi, pour qui le shem désigne une catégorie naturelle de même
ordre que le min, ce cas est impossible. Tossefot identifie donc le
shem de la mishna et de la beraïta, sur la foi d'expressions
identiques ailleurs dans le Talmud, comme désignant une catégorie
non pas naturelle, mais halakhique : sont de même shem deux
objets qui relèvent du même interdit (ou de la même catégorie
d'interdits, comme teruma, terumat maasser, hala et bikkurim, ainsi
que le montre la mishna dans Orla (2, 1). Selon Tossefot, la mishna
énonce donc que le min « naturel » n'est pas le seul min
halakhiquement signifiant, mais que le fait de relever de la même
catégorie de issurim l'est aussi, même si les éléments
appartiennent à des espèces naturelles différentes ; en fait,
dans la mesure où la conclusion du Tana Kama (tel que le comprend
Rashi, lecture qui n'est pas remise en cause par Tossefot) même des
éléments ne relevant ni du même min naturel ni du même min
halakhique (c'est ainsi qu'il faut comprendre shem) sont mistarefin.
Pour Abayé, la précision apportée par Hezekia vient expliquer cela
par le critère de taam : le taam permet de constituer un min au
même titre que le min « naturel » et que le shem,
c'est-à-dire le min « halakhique ». Pour Rava, cela
s'explique plutôt par le fait que cette mishna exprime la position
de Rabbi Meir, pour lequel tous les issurim de la Torah sont, à la
base, mistarefin.
Est-ce à dire que pour Rabbi Meir le critère de
Hezekiah est complètement superflu et doit être rejeté comme ne
jouant aucun rôle halakhique ? C'est effectivement, on l'a vu,
la position de Rashi. Tossefot considèrent cependant qu'elle pose
problème : en effet, si tel était le cas, dans la mesure où
la halakha suit Rava, cette beraïta devrait être complètement
ignorée dans la halakha : la proximité d'effet gustatif ne
devrait jamais intervenir dans le calcul d'un tsiruf yavesh
be-yavesh. Or on voit en Shabbat 89b-90a que ce principe-là est
précisément sollicité. Le contexte là-bas est celui de la
définition de la mesure minimale d'un objet pour qu'on soit coupable
d'avoir transgressé l'interdit de hotsaa à shabbat en le
transposant d'un domaine à l'autre. Chaque objet s'y voit attribuer
une mesure spécifique en fonction de son usage : ce n'est pas
le seul aspect physique de l'objet qui compte, mais sa fonction :
en dessous d'une certaine taille, il n'est propre à aucun usage et
n'a donc pas le statut d'objet qui rendrait hayav de hotsaa. Ainsi,
des brindilles de bois doivent être en quantité suffisante pour
alimenter un feu capable de cuire un œuf de poule. De même, des
épices doivent être en quantité suffisante pour épicer un œuf de
poule, et la mishna précise que différentes épices peuvent se
combiner dans le calcul de cette mesure. La Gemara demande pourquoi
différentes épices peuvent se combiner alors même qu'elles sont
d'espèces différentes et répond en invoquant le principe de
Hezekia, qu'elles se combinent ici dans la mesure où elles ont en
commun le même effet gustatif. Or selon la lecture de Rashi, pour
Rava, on n'a pas besoin du principe de Hezekia pour expliquer la
mishna selon Rabbi Meir et ce principe tombe de lui-même. Pourquoi
resurgirait-il ici ? C'est pourquoi Tossefot explique que Rabbi
Meir a lui aussi besoin de ce principe de Hezekia. En effet, bien que
Rabbi Meir considère que kol ha-issurin mistarefin, cela n'est
valable au sens le plus absolu, c'est-à-dire même quand il s'agit
de minim et d'issurim différents, que quand les objets interdits
sont présents dans leur intégrité physique (be-ayin) ; mais
dès qu'ils font partie d'un mélange lah be-lah, il est nécessaire
qu'ils aient en commun le même effet gustatif car autrement on les
principes de netinat taam entrent en jeu : soit que le mélange de
goûts discordants produise un effet non souhaitable, et on est alors
dans un cas de noten taam li-fgam (c'est l'option exprimée par
Tossefot en Shabbat 90a), soit que les effets sont simplement opposés
et se masquent l'un l'autre (c'est la lecture adoptée par Tossefot
chez nous ; nous reviendrons plus tard longuement sur ces
précisions). L'application du principe de Hezekia dans lah be-lah
est donc, d'après Tossefot, valable autant pour Rabbi Meir que pour
Rabbi Shimon. Là où Rabbi Meir va plus loin, c'est qu'il affirme en
outre que ce critère de taam ne se limite pas à lah be-lah, qu'il
ne relève pas uniquement des halakhot de taam ke-ikkar, mais qu'il
constitue également un socle commun minimal pour rassembler
différents éléments dans un même min, même s'ils relèvent par
ailleurs de minim « naturels » et de issurim différents.
Le débat entre Abayé et Rava est donc le suivant : pour Abayé,
la remarque de Hezekia est valable pour tout le monde et établit
donc que le taam est un critère souverain qui permet de regrouper
dans un même min même des éléments relevant de minim « naturels »
et de issurim différents ; pour Rava, la remarque de Hezekia
n'est valable pour tout le monde que dans un contexte de lah be-lah
où entrent en jeu les halakhot de netinat taam ; mais dans
yavesh be-yavesh, elle n'est valable que selon la shita de Rabbi Meir
pour lequel dans l'absolu tous les issurim sont mistarefin, ce qui
fait que dans un mélange yavesh be-yavesh même un critère
particulièrement faible, qui est en général insuffisant, celui de
Hezekia, est suffisant pour opérer un tsiruf. On notera ainsi que
pour Rabbi Meir le tsiruf n'est pas une conséquence d'un min
be-mino ; il opère de lui-même dans yavesh be-yavesh dès
qu'il existe une propriété commune comme le taam, même si celui-ci
n'est pas suffisant pour constituer un min commun.
Reste à comprendre quel avis suit la halakha. Dans
la mesure où la beraïta de Hezekia, que Rava a établie comme
suivant Rabbi Meir, est reprise sans autre objection (stam). C'est
l'argument même de Tossefot. Mais pour autant, même s'il est clair
que Rava pourrait suivre Rabbi Meir sans pour autant se ranger à la
shita d'Abayé, il semble bien que la halakha ne suive pas Rabbi
Meir, c'est-à-dire qu'on ne tienne pas que kol ha-issurin
mistarefin, ce qui, pour Rava tel que le comprend Tossefot, est bien
le principe qui est à la base de la validité du critère « faible »
de Hezekia dans yavesh be-yavesh. Si la halakha ne suit pas Rabbi
Meir, et Rava non plus, comment comprendre la réapparition du
critère de Hezekia dans la sugya de Shabbat ? On revient,
semble-t-il, à la difficulté initiale de Tossefot. Il me semble que
l'on peut résoudre cette difficulté de la manière suivante :
dans le contexte de cette sugya de shabbat, le shiur minimal des
objets pour rendre hayav de hotsaa n'est pas lié aux propriétés
physiques de l'objet, mais à sa fonction. Or la fonction des épices
est précisément de produire un effet gustatif : on peut dès
lors comprendre que le critère de Hezekia soit opérant dans ce
contexte précis, même si la beraïta dans laquelle il est exprimé,
celle qui énonce le principe général de tsiruf des tavlin assurin
dans yavesh be-yavesh sur le seul critère du taam, n'est pas retenu
par la halakha parce qu'il n'est vrai que dans le contexte de la
shita de Rabbi Meir pour lequel kol ha-issurin mistarefin.
Il n'en demeure pas moins que pour Rava le taam n'est
pas un critère permettant d'établir un min be-mino. Il demandera,
toujours suivant Tossefot, que le min be-mino soit établi soit par
une coïncidence de issurim (le shem de la mishna), soit par un min
« naturel », soit par ce que lui-même appelle shem, qui
est très différent du shem de la mishna et qui est en fait plus
proche de la définition du min naturel. Actuellement il n'est pas
encore possible de définir précisément le shem selon Rava ;
mais, avec l'aide de D., l'analyse d'autres textes va nous y aider.
Remarquons déjà que l'identification des catégories
d'issurim comme une des variables permettant d'établir un min
be-mino nous permet de sortir de la lecture de Rashi qui voulait que
le fait que des tavlin soient mistarefin parce qu'ils sont de même
min suppose qu'il n'y a jamais de bittul dans min be-mino, selon la
shita de Rabbi Yehuda. Les éléments mis en place par Tossefot nous
permettent de faire référence à l'analyse du Ran dans Nedarim 52
qui explique que les Hakhamim sont d'accord avec le principe abstrait
de Rabbi Yehuda selon lequel il n'y a pas de bittul dans min
be-mino ; mais pour les Hakhamim dès lors qu'on est dans un
mélange de issur et de heter on n'est plus dans du « vrai »
min be-mino absolu. En suivant les Hakhamim, on peut donc comprendre
que des tavlin assurim de même min sont mistarefin sans que cela
n'interdise pour autant qu'ils puissent être batel dans du heter, et
l'on peut aussi comprendre que des tavlin de minim différents
puissent être mistarefin dès lors qu'il relèvent de la même
catégorie de issur : pour les Hakhamim en effet, le statut de
issur ou de heter est essentiel dans la définition du min.
1Quoique ;
Tossefot défendent ailleurs (Hullin, sugya de Zeroa beshela) qu’un
goût perceptible au-delà de shishim n’est jamais un taam gamur
mais juste un taam kol she-hu ; c’est Rashi qui considère
que shishim n’est qu’un critère par défaut pour définir la
netinat taam en l’absence de goûteur. On pourrait ainsi expliquer
que le « fumet » qu’apportent les épices n’est pas
un taam gamur (référence à venir BS"D).
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