Le Pri Hadash répond qu'il aurait été
possible d'établir la mishna dans Shabbat en accord avec ce qu'il a
établi comme étant la lecture que, selon Rambam, Rava donne de la
mishna dans Orla, à savoir qu'il n'y a tsiruf que s'il y a un min
commun ou au moins un shem commun ; et on pourrait même
comprendre la Gemara dans Shabbat, qui rapporte Hezekia, comme une
manière d'exacerber la contradiction apparente entre la mishna dans
Shabbat (qui semble dire qu'il y a toujours tsiruf même quand les
shemot et les minim sont différents) et la beraïta dans Orla qui,
dans une telle configuration, demande au minimum le critère de
Hezekia, même selon Rabbi Meïr. Le problème est que Rambam, dans
Hilkhot Shabbat IX, 5, rapporte cette mishna de Shabbat sans autre
précision, alors qu'on aurait attendu qu'il précise qu'il faut, en
accord avec Rava, qu'il y ait ou le min ou le shem de commun. Le Pri
Hadash avance alors la réponse que nous avions rapportée dans
l'analyse de Tossefot (et, mistama, c'est parce que nous souvenions
du Pri Hadash que nous l'avions retrouvée), à savoir que le tsiruf
fonctionne dans Shabbat même selon le seul critère de Hezekia et
même si l'on est possek que la halakha n'est par ailleurs pas comme
Rabbi Meir parce que le critière de lefi she rauy lematek bah et
ha-kadeira n'est pas un critère
de taam mais un critère de pe'ula :
il s'agit ici de l'effet produit par ces tavlin, effet recherché qui
correspond à leur usage standard ; or c'est précisément cet
usage standard qui est déterminant dans ces hilkhot shabbat. Mais
alors, répond le Pri Hadash, si l'effet gustatif (qui se
différencie, au fur et à mesure de notre analyse, de plus en plus
du taam) est un aspect essentiel de la définition des tavlin,
pourquoi n'est-il pas pris en compte également dans hilkhot
maakhalot assurot ?
La
hasaga du Raavad permet d'approfondir ce problème. Elle est proche
de la remarque de Tossefot sur Rashi : si le shem n'est en fait
qu'une sous-catégorie de min, il ne sert à rien ; s'il renvoie
à une simple homonymie, on ne voit pas pourquoi cela aurait un
impact halakhique. Et, de fait, on voit dans le peirush sur la Mishna
que le Rambam définissait aussi les différents karpass comme
exemple de même shem pour des minim différents, alors que c'est
l'inverse dans le Mishneh Torah. Le Pri Hadash explique qu'il est
revenu sur son premier avis précisément à cause du problème de
l'homonymie, qui ne saurait avoir d'impact halakhique, et qu'il
définit le shem halakhiquement valable comme un shem reflétant une
pe'ula : ainsi les différents types de levain, qui ont tous le
même effet, ou les différents types de vinaigre, même si leurs
composants sont différents. Par contre, les différents types de
karpass, si l'on estime qu'ils ont des effets différents, ne peuvent
donc pas être considérés comme partageant le même shem (sinon une
simple homonymie) et sont mistarefin du fait qu'ils sont de même
min. Le Pri Hadash rapporte une explication alternative (qui se
trouve déjà chez le Ramban) selon laquelle seor shel hitin ve-seor
shel se'orim sont shem ehad parce qu'on les désigne communément
comme seor sans autre qualificatif tandis que les différents karpass
sont des shemot différents parce qu'on précise systématiquement
« karpass shel neharot » ou « karpass shel gina » ;
il ne voit cependant pas la pertinence de cette distinction, la
qualifiant de « divrei neviut » (autrement dit, ça sort
un peu de nulle part). Il me semble que cette distinction va en fait
précisément dans son sens. En effet, si l'on prend le langage non
pas selon son aspect de description objective du monde mais selon son
aspect de communication, on comprend tout à fait que si l'usage est
identique pour les différents types de seor, même si leurs
composants sont différents, on peut dire à quelqu'un « mets
du seor dans cette pâte » ; par contre, si l'usage est
différent, même si le min est identique, on ne peut pas dire stam à
quelqu'un « mets du piment dans ce plat », parce que
l'effet du piment doux est très différent de celui du piment de
cayenne : on est obligé de préciser « piment doux »
ou « piment de cayenne ». L'usage détermine donc le
shem, et parfois ce shem n'est pas un seul mot mais un syntagme dont
l'un des éléments est le min, justement dans les cas où il n'y a
pas de correspondance exacte entre l'identité de min et l'identité
de pe'ula.
Les
exemples donnés dans le peirush ha-Mishna corroborent cette lecture.
Là-bas, on donne comme exemple de même min mais shemot différents
la qâlqah en arabe
classique, hâl ou hîl
en arabe moderne, qui signifie selon R. Kaffah la cardamome : on
conçoit très bien que les différents types de cardamome (blanche,
verte, etc.), même s'il s'agit exactement de la même plante à
différents stades de maturation, sont employés dans des usages
différents parce que leurs effets gustatifs sont différents. À
l'inverse, explique encore R. Kaffah, il existe des tavlin qui, bien
qu'ils appartiennent à des espèces botaniques différentes, se
prêtent à un même usage (comme le karpass ici, contrairement au
Mishneh Torah), et de ce fait portent le même shem. Cela reflète
deux modes de rapport au monde : soit on envisage les objets
selon leur nature « scientifique » ou « naturelle »
- c'est le min -, soit on les envisage en tant qu'outils, selon leur
usage – c'est le shem. Par contre, il est important de préciser
que pour Rava et pour le Rambam à sa suite, une identité de pe'ula
qui ne se reflèterait pas dans l'identité des shemot ne serait pas
suffisante à établir un tsiruf et, plus globalement, un min be-mino
– sauf d'après Rabbi Meir.
Le
critère intervient cependant pour définir ce qu'on appelle tavlin.
Le Rambam, dans le peirush ha-Mishna, précise bien qu'on n'appelle
pas seulement tavlin les épices, comme le poivre ou la cannelle,
mais que cela inclut également tout ce qui s'utilise pour relever le
goût d'un plat, comme l'ail, l'oignon, le vin ou l'huile. Or il est
bien clair que l'oignon peut s'utiliser aussi comme légume, dans une
salade par exemple, ou dans une soupe à l'oignon ; mais ce
n'est pas le même usage que quand on prépare un fond d'oignons pour
un autre type de plat. Dans le premier cas, on utilise l'oignon en
tant qu'oignon, on recherche le goût et éventuellement la texture
de l'oignon : le critère essentiel est alors le taam. Dans le
second cas, on ne cherche pas à donner un goût d'oignon, mais à
rehausser le goût de la viande ou d'autre chose : on recherche
la pe'ula de l'oignon en tant qu'exhausteur de goût. Le critère est
donc non pas le taam mais la pe'ula, ce qui est sensiblement
différent. On comprend mieux pourquoi la mishna regroupe les cas de
mehamets et de metavel et semble les distinguer de la netinat taam
classique : en effet, dans metavel comme dans mehamets, la
netinat taam est secondaire par rapport à la pe'ula. Et un même
ingrédient peut avoir un din de tavlin ou non selon l'usage que l'on
en fait. Selon les mots du Rambam, אם
נתכוון באחד מאלו וכיוצא בהן להשביח האוכל
נקראין תבלין,
« Si l'on avait l'intention, en utilisant l'un des ingrédients
mentionnés ci-dessus ou d'autres similaires, d'améliorer le plat,
alors ils sont appelés tavlin ».
Il
faudrait sans doute, pour être complet et pour aller dans le sens du
Rambam, étudier la sugya correspondante dans le Yerushalmi (Orla II,
5), où l'on trouve même une notion de noten taam lishvah
muttar...
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