Bienvenue sur le blog Yoreh Deah !
Comme son titre l'indique, il est consacré aux questions de איסור והיתר, et plus spécifiquement aux questions de cacherout à partir des textes : Gemara 'Hullin, Yoreh Deah, Pri Megadim... que j'essaie modestement d'enseigner dans divers batei midrashim parisiens.
Vous retrouverez ici le programme de mes cours, mais aussi leurs enregistrements vidéo semaine après semaine, les archives audio des années précédentes, ainsi que des synthèses sous forme de textes.

Horaires des cours proposés :
Niveau avancé: le lundi soir de 21h à 22h30, à la Yéchiva des étudiants de Paris, 10 rue Cadet, dans le bureau du haut.
Niveau intermédiaire : le dimanche matin de 11h à 12h à Ohalei Yaacov au 11, rue Henri-Murger, à l'étage sur la gauche.
En espérant vous voir nombreux !

Rechercher dans ce blog

Affichage des articles dont le libellé est bittul be-shishim. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est bittul be-shishim. Afficher tous les articles

jeudi 1 novembre 2012

shitat R. Yehuda dans Zevahim 77b-79a : selon Rashi


La Mishna en Zevahim 77b, à propos de dam zerika, énonce que si le sang du korban s’est mélangé à 1. de l’eau, il reste considéré comme valable pour l’aspersion tant qu’il a l’aspect de sang (ce qu’on appellera par la suite bitul be-hazuta, une annulation qui dépend de l’aspect visuel), même s’il y a plus d’eau que de sang ; 2. du vin rouge, on en évalue l’aspect comme si c’était de l’eau – la Gemara va discuter de savoir si c’est le vin qu’on considère comme de l’eau (option 2a), autrement dit on ramènera le cas du vin à celui de l’eau, ou si c’est le sang qui est considéré comme de l’eau, autrement dit on est dans du bitul be-rov (option 2b) ; 3. du sang de hullin, on applique la même règle que pour le vin (option 2a ou 2b), tandis que R. Yehuda tient que dans ce cas-là il n’y a pas de bitul, même avec une conséquence le-kula puisque ici le sang du korban reste kasher la-zerika même en infime quantité.

Avant de passer à l’analyse de la Gemara, on peut d’ores et déjà poser le cadre théorique qui définit l’ordre des différents cas et l’éventail des shitot. Le sang et l’eau sont min be-she-eino mino autant par leur nature même que par leur aspect visuel ; le sang et le vin rouge sont min be-she-eino mino par nature mais sont d’aspect similaire ; le sang et le sang sont min be-mino. La question est entre autres de savoir si, dans un contexte donné, le fait que les objets possèdent en commun propriété pertinente dans ce contexte (ici, l’aspect visuel) peut prendre le pas sur l’hétérogénéité de leurs essences (sang et vin en l’occurrence) ou si le point de vue de l’essence prime toujours sur les attributs, considérés somme toute comme accidentels.

La Gemara part du maamar de Resh Lakish sur ha-pigul ha-notar ve-ha-tamé pour avancer, avant de la rejeter immédiatement, l’idée qu’il y aurait bitul be-rov même dans min be-she-eino mino (on ne discutera pas ici de savoir comment Rashi, qui tient que taam ke-ikkar est deRabbanan, s’accomode de ce Resh Lakish ; cf. Minhat Kohen) et proposer plutôt que dans min be-mino au moins, il y a bien bitul be-rov. La question surgit alors : pourquoi, dans min be-mino, n’applique-t-on pas le principe de roïn oto, « on considère comme ci », c’est-à-dire qu’on évalue le shiur nécessaire pour le bitul dans min be-mino en imaginant qu’on est dans un min be-she-eino mino : le paradigme en serait le 2a de la mishna, c’est-à-dire qu’on ramènerait le cas du sang mélangé à du vin rouge (min be-mino du point de vue de l’aspect, propriété pertinente dans le contexte) au cas du sang mélangé à de l’eau (min be-she-eino mino). La Gemara objecte alors qu’on pourrait comprendre non pas 2a mais 2b, et qu’on est donc bien dans un bitul be-rov même pour un tel min be-mino limité à une propriété rendue pertinente par le contexte, ce qui soulève à son tour deux objections. Tout d’abord, s’il s’agissait juste de dire que le sang est batel be-rov dans ce cas-là, il n’était pas nécessaire de faire appel à la notion compliquée de roïn oto, il suffisait de dire « batel ». Ensuite, cette alternative renvoie en fait à une mahloket Tannaïm impliquant R. Yehuda.

On montre ainsi, à partir d’une beraïta à propos d’un seau qu’on trempe dans un mikvé, que R. Yehuda applique le principe de roïn oto dans le cas d’un min be-mino limité à la seule propriété pertinente, tandis que les Hakhamim se suffisent dans un tel cas d’un bitul be-rov comme dans un vrai min be-mino. Cela veut donc dire que pour R. Yehuda ce n’est pas le contexte qui détermine le min be-mino en privilégiant une propriété pertinente, mais bien l’essence des choses : or ici, dans le cas du vin blanc mélangé à l’eau, on est dans un min be-she-eino mino du point de vue de l’essence, et on applique le même shiur que si ce min be-she-eino mino se reflétait dans la propriété contextuelle, si le vin était rouge et non blanc en l’occurrence. Pour la Hakhamim au contraire, le min be-mino est déterminé par le contexte qui rend pertinent telle propriété.
Si l’on s’arrête là, on doit donc dire que notre Mishna doit être construite comme ceci : comme en 3 on a une mahloket entre Hakahmim et R. Yehuda, on doit dire qu’il faut comprendre le roïn oto de ce 3 non pas dans le sens fort que R. Yehuda donne à cette notion (2a), mais dans le sens faible des Hakhamim, à savoir un simple bitul be-rov (2b) ; aussi bien est-on pour tout le monde dans un vrai min be-mino. Il faut donc comprendre qu’en 2 aussi on parle de bitul be-rov, où à la limite que le langage de la Mishna est sciemment ambigu pour pouvoir être lu selon la shita des Hakhahim ou selon celle de R. Yehuda ; mais c’est quand même difficile à défendre parce que si 2 allait selon R. Yehuda le roïn oto prendrait deux sens différents dans la même Mishna puisqu’en 3 il va forcément selon Hakhamim.

La Gemara objecte ensuite à partir d’une autre beraïta faisant intervenir le roïn oto de R. Yehuda. L’interprétation de cette beraïta, à quel élément susmentionné constitue-t-elle précisément une objection, et comment comprendre la résolution subséquente de cette objection par Abayé d’une part, par Rava d’autre part, fait l’objet d’un débat profond entre Rashi et Tossefot. La beraïta, que la Gemara attribue à R. Yehuda parce qu’elle fait intervenir le principe de roïn oto, énonce que dans un cas similaire d’un seau partiellement rempli qu’on immerge dans un mikvé, l’urine est considérée (roïn otan) comme de l’eau, tandis que mei hatat (les « eaux lustrales » de la vache rousse), sont batel be-rov.
Expliquons d’abord shitat Rashi. Pour Rashi, cette beraïta vient en contradiction de la beraïta précédente sur le vin blanc. Il expose pour R. Yehuda que l’urine est considérée comme de l’eau et qu’il n’y a même pas besoin de bitul be-rov parce que, du point de vue de l’essence, c’est de l’eau, et ce même si son aspect est sensiblement différent. On a donc ici l’application converse du roïn oto de R. Yehuda : de même que quand on est dans un min be-she-eino mino du point de vue de l'essence mais que du point de vue de la propriété pertinente dans le contexte on est dans du min be-mino alors on va faire comme si (roïn oto) la propriété pertinente dans le contexte reflétait l'hétérogénéité des essences, de même quand on est dans un min be-mino du point de vue de l'essence mais que du point de vue de la propriété pertinente dans le contexte on est dans du min be-she-eino mino alors on va faire comme si (roïn oto) la propriété pertinente dans le contexte reflétait l'homogénéité des essences. Le vin blanc n'est donc pas de l'eau même s'il a une couleur proche, et l'urine est de l'eau même si elle a une couleur différente. Par contre, au niveau de mei hatat, explique toujours Rashi, le fait que le statut de pureté soit hétérogène semble plus important encore que l'essence naturelle : en effet, l'eau du mikvé a pour propriété essentielle de rendre pur l'impur, tandis que les mei hatat ont pour propriété essentielle de rendre impur le pur (sauf pour quelqu'un qui est tame met, mais cela est considéré ici comme l'exception au statut général de mei hatat).


D'après Rashi, cette opposition tuma/tahara est considérée par R. Yehuda comme plus déterminante encore que l'essence naturelle puisqu'on voit ici que bien que les mei hatat soient du point de vue physique de l'eau, elles sont considérée comme min be-she-eino mino dès lors qu'on ne se suffit pas de hashaka (mise en contact) avec l'eau du mikvé comme dans le cas de l'urine mais qu'on demande un bitul. Autrement dit, on applique encore ici une fois le principe de roïn oto en disant que quand deux objets ont un statut de tuma/tahara différent (ou peut-être n'est-ce vrai que parce qu'ici on n'est pas seulement dans tame/tahor mais encore dans metame/metaher), ils sont considérés comme min be-she-eino mino même s'ils sont min be-mino selon leur nature physique. Cela signifie, d'un point de vue ontologique, qu'il existe une hiérarchie des propriétés d'un objet : ses propriétés visuelles sont purement accidentelles en regard de sa nature physique, mais cette nature physique elle-même est secondaire par rapport à une propriété plus essentielle encore qui est metaher/metame. Ou peut-être metaher/metame n'est-elle pas non plus dans l'absolu une propriété essentielle, mais que c'est uniquement le contexte de la purification dans un mikvé qui fait de cette propriété le critère déterminant ici. Dans la première hypothèse, on aurait une proposition ontologique : le statut de metaher/metame est plus essentiel que la nature physique, tandis que dans la première hypothèse, R. Yehuda rejoindrait simplement les Hakhamim sur l'idée que le contexte peut effectivement influer sur la constitution d'un min be-mino/min be-she-eino mino, à ceci près qu'il considérerait que la seule propriété pertinente pour un contexte de mikvé est d'être à tout le moins non-metame. Si l'on compare cette shita à celle du Ran (Nedarim 52a) qui dit que R. Yehuda est holek sur les Hakahamim en ce qu'il considère que le statut de issur ve-heter n'est pas suffisant, même contextuellement, pour déterminer un min be-she-eino mino, alors on est bien obligé de conclure que pour R. Yehuda le din de metame/metaher est fondamentalement différent, et plus important ontologiquement, que le din de issur ve-heter.


Rashi conclut ainsi que la contradiction entre les deux beraïtot est que pour R. Yehuda, dans le cas d'un min be-she-eino mino (que celui-ci soit déterminé par la nature physique ou par le statut de metame/metaher), dans la première beraïta on exige un bitul be-hazuta alors que dans la seconde on se satisfait d'un bitul be-rov.


La Gemara propose alors deux résolutions à cette contradiction. Pour Abayé, l'une des shitot n'est en réalité pas celle de R. Yehuda lui-même mais celle de son maître, Rabban Gamliel, comme on le voit d'une beraïta qui énonce que la formule אין דם מבטל דם est dite par R. Yehuda au non de Rabban Gamliel. Rashi, à la lumière de sa compréhension de la contradiction entre les deux beraïtot, explique qu'il faut comprendre ainsi : de même que Rabban Gamliel est mahmir dans min be-mino en considérant qu'il n'y a pas de bitul possible, de même il est mahmir dans min be-she-eino mino en exigeant toujours un bitul be-hazuta en faisant jouer le principe de roïn oto le-humra (le cas de l'eau et du vin blanc dans la première beraïta) ; par contre, R. Yehuda tiendrait qu'il y a bitul be-rov dans min be-mino et que même quand le contexte transforme un min be-mino en min be-she-eino mino (deuxième beraïta), soit il s'agit d'une propriété accidentelle comme la couleur et alors on applique un roïn oto le-kula (urine), soit il s'agit d'une propriété essentielle comme metame/metaher et on se satisfait quand même d'un bitul be-rov.
Il semble qu'il faille en déduire que même dans un min be-she-eino mino sous tous points de vue R. Yehuda dirait qu'on se contente d'un bitul be-rov, mais cette option semble difficile à soutenir au vu de notre mishna, dont le premier cas, le mélange de sang et d'eau, semble exiger un bitul be-hazuta pour tout le monde. Deux réponses sont possibles : soit effectivement R. Yehuda serait holek et dirait que même dans ce cas-là un bitul be-rov opèrerait, mais la mishna n'évoquerait pas cette possibilité ; soit R. Yehuda maintiendrait que du point de vue du bitul ha-guf c'est bien le bitul be-rov qui joue, même dans min be-she-eino mino, mais que pour autant l'aspect visuel (ou gustatif, ou toute autre propriété sensorielle que R. Yehuda considèrerait dès lors comme accidentelle par rapport à l'essence), sans être un déterminant du din de min be-mino/min be-she-eino mino, serait quand même un facteur pour empêcher le bitul, indépendamment du din de min be-mino/min be-she-eino mino. Il serait ainsi d'accord avec les Hakhamim tant dans le cas du mélange d'eau et de sang que dans celui du mélange de vin rouge et de sang, à savoir qu'on aurait un bitul be-hazuta dans le premier cas et un bitul be-rov dans le second cas, mais pour des raisons différentes : pour les Hakhamim, l'aspect visuel détermine le din de min be-mino/min be-she-eino mino, pour R. Yehuda, il y a bitul be-rov même dans min be-she-eino mino mais, indépendamment de cela, l'aspect visuel peut empêcher le bitul.


Tout ceci va selon le teiruts d'Abayé. Pour Rava, la shita de R. Yehuda est bien que dans min be-mino il n'y a pas de bitul et que dans min be-she-eino mino on applique roïn oto pour exiger un bitul be-hazuta. La dernière beraïta, à propos de mei hatat, concerne une situation exceptionnelle où il n'est pas nécessaire d'effectuer la tevila de la face interne du seau, et que c'est uniquement pour s'assurer que la face externe du seau était entièrement immergée dans le mikvé que les Sages ont exigé qu'il y ait un rov d'eau du mikvé à l'intérieur du seau : c'est dans ce cas-là uniquement que R. Yehuda est meikil, parce qu'en vérité cette exigence de rov n'a aucun rapport avec un din de bitul.



jeudi 10 mai 2012

Version texte du shiur sur le Pri Megadim

La version texte du shiur sur le Pri Megadim (Shaar ha-Taarovet helek 1, perek 1-2) est enfin disponible ! Vous êtes invités à laisser des commentaires.


Petiha du Pri Megadim sur Ta’arovet

Premier chapitre : min be-mino (mélange d’éléments semblables) yavesh be-yavesh (les éléments sont physiquement distincts les uns des autres).

La règle est dans ce cas-là que had be-trei batel, « un s’annule dans deux ». La source première de cette règle de bittul be-rov est Hullin 99b. On apprend cette règle, selon Rashi, du fonctionnement d’un beit din, « aharei rabim lehatot », on suit la majorité. Cette dérivation n’est pas évidente, car dans le cas d’un tribunal, l’avis de la minorité est considéré comme nul (batela daatan) face à la majorité, mais ne se ramène pas pour autant à l’avis de la majorité ; alors qu’ici, si l’on suit la compréhension du Rosh, le bittul be-rov transforme effectivement l’interdit en permis (cf. Shaarei Yosher IV pour l’analyse de cette dérivation). La règle de bittul be-rov n’est pas non plus la simple gestion d’une probabilité comme dans le cas classique des dix boucheries dont neuf cachères, ou même celui où l’un des éléments du mélange aurait par la suite disparu : ici, on sait que l’élément interdit est présent. Il s’agit encore moins de la gestion d’une majorité statistique, du genre « la majorité des vaches sont cachères » : en effet, Rabbi Meir ne reconnaît pas la validité halakhique de ce dernier type de rov, dit « rova de-leita kaman », alors qu’il reconnaît la validité du bittul be-rov et même, semble-t-il, celle d’un rov de probabilité dans un ensemble déterminé, dit « rova de-ita kaman ».

1re question : l’effectivité du bittul be-rov est-elle une propriété des éléments, ou de l’ensemble en tant qu’ensemble ?
Le cas classique d’un tel mélange est qu’un élément dont on connaissait a priori le statut interdit s’est mélangé à des éléments dont on connaissait a priori le statut permis. Le simple fait de faire rentrer ces éléments dans un ensemble ne modifie pas le statut a priori de ces éléments : si on était capable d’identifier l’élément interdit, il n’y aurait plus d’ensemble-mélange. La question se pose quand le statut de permis ou d’interdit de chaque élément est dépendant halakhiquement du statut des autres éléments.
Le cas modèle que rapporte le pri megadim est celui de trois bêtes qui présentent chacune un foie incomplet. En YD 41, on explique qu’il suffit, pour qu’une bête soit cachère malgré un foi incomplet, qu’il subsiste une quantité minimale (kazayit) de foie à un endroit précis – et il y a un désaccord quant à la localisation de cet endroit : est-ce au niveau du diaphragme (auquel le foie est attaché par des ligaments) (A), de la vésicule biliaire (B) ou du rein droit (auquel le foie est attaché par le ligament hépatorénal) (C) ? Imaginons donc que, sur les trois bêtes, la première possède la quantité nécessaire aux endroits A et B, la deuxième aux endroits B et C, et la troisième aux endroits A et C. Que la halakha, si on était capable de la déterminer, nous disent que l’endroit nécessaire est A, B ou C, de toute façon, on est ici en présence de deux bêtes cachères et d’une seule bête tarèf. On est donc ici en présence d’un ensemble où l’on sait que, de toute façon, une majorité d’éléments est théoriquement permise, mais où le statut de chaque élément pris individuellement est douteux – non pas douteux par accident, mais du fait de la structure même de la halakha.
Dira-t-on ici que chaque élément ayant un statut douteux, il est interdit à cause de ce doute avant qu’il devienne un élément de l’ensemble ? C’est en effet la logique que l’on met en œuvre (YD 110) pour expliquer pourquoi, dans un cas où un bittul n’est pas possible (parce qu’il s’agit d’un élément ayant une certaine importance, comme un animal vivant, par exemple), un élément au statut douteux qui vient à être mélangé à d’autres éléments dont le statut est cachère (et indépendant du statut de l’élément douteux) ne devient pas permis à cause d’un autre mécanisme, celui du double doute (sfeik sfeika). On aurait pu croire que, même en l’absence de bittul, on peut dire, pour chaque élément : peut-être qu’il ne s’agit pas de l’élément problématique, et s’il s’agit de lui, peut-être n’est-il en réalité pas interdit. Mais dans les faits, le statut douteux qu’il avait avant de faire partie du mélange lui a donné un statut présomptif d’interdit (hazaka) qui porte sur l’objet en tant qu’objet et qui ne constitue donc pas un doute pouvant s’adjoindre à un autre doute portant sur un aspect autre de la situation donnée, à savoir l’identification de cet objet parmi un ensemble.
Dira-t-on qu’il en est de même ici, à savoir que la hazaka qui porte sur chaque élément pris séparément ne peut être remise en question par le fait qu’ils sont maintenant les éléments d’un ensemble ? Ou prendra-t-on en compte l’aspect inédit de la situation ici envisagée, à savoir que la mise en ensemble de ces éléments induit une certitude qui n’était pas présente au niveau des éléments pris séparément, à savoir qu’on a là, quoi qu’il arrive, une majorité d’éléments cachères – et qu’on est, contrairement à YD 110, dans un cas où rien, dans le statut particulier des objets, n’interdit un bittul ?
Le Pri Megadim envisage une résolution possible avant de la repousser. Imaginons qu’on ait au début un ensemble de deux éléments dont un est interdit et l’autre permis, et qu’on vienne à en rajouter un troisième : on est maintenant en présence d’un ensemble où l’on sait que deux éléments sont permis et un troisième interdit, bien qu’à l’étape précédente, lorsqu’il n’y avait que deux éléments, chacun était interdit à cause du doute, en l’absence de rov ? Le cas-modèle proposé plus haut ne pourrait-il pas se ramener à cela ? Le Pri Megadim rétorque que cette hypothèse de la constitution d’un rov en deux étapes est erronée. Certes, il est vrai qu’« on ne dit pas hatikha naasit nevela » dans un contexte de yavesh be-yavesh, autrement dit, quand les éléments d’un mélange sont distincts, l’absence de bittul à une étape n’induit pas que, si ce mélange est maintenant inclus dans un mélange plus grand, on exige, pour que le mélange final soit autorisé, que la proportion du bittul soit calculée en fonction de la totalité des éléments du mélange initial, mais seulement en fonction de l’interdit premier. Par exemple, si un élément interdit s’est mélangé à un élément interdit, on n’exige pas que se rajoutent trois nouveaux éléments (voire quatre pour ceux qui estiment que rov signifie kefel, « double », voir plus loin) afin de mettre en minorité les deux éléments initiaux, dont seul un était à l’origine interdit ; mais ce n’est pas pour autant qu’on peut se contenter d’ajouter un seul élément supplémentaire qui viendrait s’ajouter à l’élément permis du mélange originel et qu’à eux deux ils annuleraient l’interdit originel : l’élément permis originel, une fois qu’il a été placé dans une situation où il est interdit à cause d’un doute, ne nécessite certes pas une annulation supplémentaire, mais ne peut plus non plus contribuer à l’annulation de l’élément interdit originel (cf. Taz 92, 16). Et même si le Shakh (92, 16) maintient que l’ajout d’un seul élément supplémentaire est suffisant, il n’est pas sûr que dans notre cas, il appliquerait cette logique, dans la mesure où ici aucun élément, pris indépendamment, n’a connu un état où il était permis avec certitude.

2e question : Bittul be-rov issur
La règle de bittul be-rov stipule qu’une minorité d’éléments interdits s’annule dans une majorité d’éléments permis. Cette règle tient-elle à une propriété spécifique des éléments permis d’annuler, voire d’inverser (selon le Rosh), le statut des éléments interdits, ou encore à une capacité des éléments interdits de s’annuler dans les éléments permis, en tout cas à des propriétés propres et asymétriques du permis et de l’interdit ? Ou s’agit-il d’une propriété générale des éléments ou des ensembles hétérogènes (dans leur statut permis vs. interdit), ce qui induirait qu’une majorité d’éléments interdits annulerait une minorité d’éléments permis ?

3e question : Bittul be-rov chez les non-Juifs
La règle de bittul be-rov est elle valable uniquement pour les Juifs, dans la mesure où elle est tirée d’une loi de la Torah qui ne concerne qu’eux (aharei rabim lehatot) ? Ou dira-t-on que rien de ce qui est permis aux Juifs ne peut être interdit aux non-Juifs (cf. Sanhédrin 59a), et que la règle du bittul be-rov est également valable pour eux et qu’au contraire, eux en restent toujours au heter initial de la Torah et ne seraient pas concernés par les décrets rabbiniques qui viennent restreindre ce principe ?

Analyse de Shut Rashba (I, 272).
Le Pri Megadim propose que les deux premières questions sont liées à partir d’un cas modèle bien connu, celui du asham taluy. On n’apporte ce korban qu’à partir du moment où on était en présence de deux morceaux (de gras, par exemple) dont il se trouvait à l’origine que l’un des deux était frappé d’un interdit de karet (ici, du helev) attesté (« iqba’ issura), et qu’on a mangé l’un des deux morceaux sans savoir lequel était interdit. Or, si l’on tient le principe de « i efshar letsamtsem », deux objets ne peuvent jamais être de dimensions absolument identiques, alors il y a forcément un morceau plus grand et un morceau plus petit. Dans la mesure où on ne connaît pas quel morceau était interdit, alors il y a une chance sur deux que ce soit le petit morceau qui était interdit. Dès lors, l’interdit est en minorité et est annulé par le grand morceau, il n’y a donc plus d’interdit (on remarquera ici que l’interlocuteur du Rashba pose que le bittul be-rov fonctionne même si on n’a que rov binian, c’est-à-dire une majorité en termes de taille des morceaux et non en nombre de morceaux). Ce dernier point signifie que la présence d’un interdit dans le mélange n’est plus attestée, ce qui est justement l’une des conditions pour rendre passible d’asham taluy : ici l’ensemble formé par les deux morceaux en vient à être considéré comme un seul objet dont on ne connaît pas la nature permise ou interdite, comme si on avait un seul morceau de gras dont on ne sait pas si c’est du helev – or dans ce cas, on n’amène pas d’asham taluy, en tout cas d’après la conclusion du Talmud (le cas est discuté dans la Mishna). Au surplus, le statut douteux de l’ensemble est en fait circonscrit au morceau le plus gros, puisque de toute façon, le plus petit est permis : soit parce qu’il était permis à l’origine, soit parce qu’il était interdit mais qu’il a été annulé par le plus gros et est donc devenu permis. Le cas se ramène donc à la question : si on mange le morceau le plus gros, celui-ci était-il, indépendamment du mélange, permis ou interdit ? Cas qui n’entraîne pas d’asham taluy. On ne serait donc jamais passible d’asham taluy, ce qui est un problème puisque l’éventualité est explicitement prévue par la Torah.
C’est cette logique, nous dit le Pri Megadim, qui est à l’arrière-plan du sage qui pose la question au Rashba pour remettre en cause la notion même de bittul be-rov. Le Rashba répond par deux points. Premièrement, cette notion de safek bittul be-rov telle qu’elle est présentée n’existe pas. En effet, un bittul suppose que la majorité soit heter. Mais dans le cas présent, si l’on sait que la majorité est heter, précisément le bittul le fonctionne plus puisque cela signifie que l’on a identifié chacun des deux morceaux : le gros morceau est permis et le petit morceau est interdit. Pour que le bittul be-safek soit opérant, il faudrait que même si le safek était résolu dans le sens où le bittul opère classiquement on ne puisse pas déterminer le statut de chaque morceau individuellement, ce qui n’est pas le cas ici : la résolution du safek entraînerait nécessairement l’inefficacité du bittul. Autrement dit, les deux conditions essentielles du bittul be-rov sont que l’on puisse simultanément déterminer que le heter forme la majorité et que l’on soit incapable de déterminer le statut de chacun des éléments. Ici il n’y a donc pas bittul, et on est bien passible d’asham taluy. (Ca ne veut pas dire pour autant que Rashba estime que rov binyan n’est pas suffisant : on peut très bien imaginer qu’on eût à l’origine deux morceaux dont on savait que le gros était permis et le petit interdit, et qu’ils aient ensuite été découpés de manière à ce qu’on ne sache pas s’il y a plus de morceaux permis que de morceaux interdits. Le Rashba ne dit pas qu’un bittul ne serait pas opérant dans un tel cas.)
Deuxièmement, le Rashba propose une autre approche : le bittul be-safek est valable mais il fonctionne dans les deux sens, à savoir que de même que heter mevatel issur, issur mevatel heter. Ce qui fait que quand quelqu’un mange un des deux morceaux, même s’il mange le plus petit, il a une chance sur deux de manger un morceau interdit : soit le morceau originellement interdit (parce qu’il a mangé le gros et que c’était le petit qui était permis), soit un morceau qui est devenu interdit (parce qu’il a mangé le petit mais que le gros était interdit à l’origine). Il est vrai que ce cas ressemble à celui énoncé au début, à savoir que le safek qui portait sur un seul des deux éléments est maintenant transféré sur l’ensemble pris comme un seul objet, et que toute la question est finalement de savoir quel était le statut initial du morceau le plus gros, et qu’on semble donc sortir du modèle qui suppose la coprésence continuée de deux morceaux de statut différents. Mais la ressemblance n’est pas totale, et la différence est fondamentale. Examinons dans les deux cas la totalité des cas de figure.

Cas du départ : heter mevatel issur mais pas l’inverse

Gros morceau permis
Petit morceau permis
On a mangé le gros
On a mangé du permis
On a mangé de l’interdit
On a mangé le petit
On a mangé du permis
On a mangé du permis

Cas présent : heter mevatel issur et inversement

Gros morceau permis
Petit morceau permis
On a mangé le gros
On a mangé du permis
On a mangé de l’interdit
On a mangé le petit
On a mangé du permis
On a mangé de l’interdit

On a donc ici, et ici seulement, vraiment une chance sur deux de manger un morceau interdit, alors que dans le cas à l’initiale du problème on n’avait en fait qu’une chance sur quatre. Cela nous amène à une nouvelle compréhension du critère de iqba’ issura : non pas que le morceau interdit reste interdit et qu’il n’y ait pas de bittul possible, mais que la présence à l’origine d’un morceau interdit sur deux ait pour conséquence que l’individu a une chance sur deux de manger un morceau interdit (et pas seulement une sur quatre), que ce morceau interdit soit ou non le morceau originel.

En quoi ces deux approches du Rashba, dont il semble que la première ait sa préférence[1], permettent-elles de répondre aux deux questions initiales du Pri Megadim, à savoir : 1. Le bittul est-il une propriété de l’ensemble au delà des propriétés propres de chaque élément pris séparément ; 2. Dit-on que issur mevatel heter ?

Si on pose que issur mevatel heter, le modèle du asham taluy nous enseigne à tout le moins que les propriétés des éléments, ici le iqba’ issura, sont transférées à l’ensemble. L’ensemble acquiert les propriétés de la majorité des éléments, quelle que soit cette dernière. Le fait qu’il existe un doute sur chacun des éléments pris séparément n’empêche pas le bittul – dans un sens ou dans l’autre. Autrement dit, il nous semble qu’il faille conclure que si l’on répond positivement à la question « est-ce que issur mevatle heter ? », il faille répondre positivement à la question « le bittul est-il une propriété de l’ensemble comme ensemble et non comme simple coprésence d’éléments ? ».
Si l’on pose que issur eino mevatel heter, alors on revient au cas modèle du début du Pri Megadim dans sa première question : un cas où au niveau des éléments pris séparément, chacun est safek issur, mais au niveau de l’ensemble, on sait qu’il existe une majorité de heter : c’était le cas des trois foies. Imaginons que l’on ait plus ici que deux foies : on n’a plus de majorité claire, mais on a un safek bittul : si c’est le gros morceau de foie qui est halakhiquement casher ou non. Ici, contrairement au cas plus simple du Rashba, le doute quant au statut de chacun des morceaux n’est pas lié à un manque d’information, mais à un safek intrisèque parce que halakhique. Même si on identifiait clairement quel est l’origine de chaque morceau, on n’en saurait pas plus quand au statut de chacun. Dirait-on alors que, d’après le critère du Rashba, le fait que l’identification matérielle de chacun des éléments n’entraînerait pas la possibilité du bittul induit ici que le safek bittul est effectivement opérant pour rendre patur de asham taluy ? Ou dirait-on au contraire que la difficulté de Rashba n’est toujours pas résolue, et que si l’on pouvait trancher la halakha quand au statut des différents foies, alors on connaîtrait le statut de chacun des éléments et il n’y aurait donc pas de bittul, et donc ici aussi il n’y a pas de safek bittul et qu’on doit amener un asham taluy ? Si l’on choisit la première option, cela signifie qu’un tel mélange, dont chaque élément a un statut de safek, n’en possède pas moins des propriétés de bittul et que le bittul est donc une propriété de l’ensemble en tant qu’ensemble ; si l’on choisit la seconde, alors on n’a pas de réponse dans un sens ou dans l’autre. Choisir entre ces deux options revient à répondre à la question : un safek dû à une mahloket halakhique est-il un safek circonstanciel, dû à notre manque de perspicacité (hesron yedi’a), et donc potentiellement solvable, où s’agit-il d’un safek essentiel qui ne peut jamais être tranché ? Le Pri Megadim ne répond pas à cette dernière question.

Tout ce qui vient d’être exposé, à savoir que tout compte fait, quand un bittul est opérant parce que le safek ne peut pas être résolu ou parce que l’on considère que issur mevatel heter, amène à la même conclusion globale, à savoir que le bittul est une propriété de l’ensemble et que de la même façon, dans un cas de safek, le statut de safek est transféré des éléments à l’ensemble, soit parce qu’on a un « vrai » iqba’ issura à l’origine, soit à cause d’un safek halakhique insolvable qui fait qu’on sait que si tel morceau est muttar alors l’autre est assur et inversement, le iqba’ issura et le bittul ou safek bittul intervenant simultanément. Quoi qu’il en soit le iqba’ issura ne signifie pas que le morceau interdit à l’origine garde son statut indépendamment de l’ensemble : il sert à transférer à cet ensemble un statut de safek. Or ceci est problématique pour le Rambam, qui tient, contrairement au Rashba, que la règle « safek deOrayta le-humra » est elle-même deRabbanan mais que du pont de vue de la Torah tout safek est permis. Le Pri hadash proposait que justement, pour le Rambam, le iqba’ issura faisait que le cas de deux morceaux dont un interdit était un safek fondamentalement différent que celui du cas d’un seul morceau dont on ne sait pas s’il est permis ou interdit : ici on sait qu’il y a un morceau interdit mais on ne sait pas si c’est celui qui a été mangé. Mais avec tout ce que nous venons d’exposer nous voyons que, si l’on fait intervenir la notion de bittul be-rov, la fonction de iqba’ issura est différente : elle sert à donner à l’ensemble un nouveau statut de safek, qui est un safek bittul. Or pour le Rambam ce safek bittul serait suffisant pour permettre le mélange, comme dans le cas où l’on n’a qu’un seul morceau au statut incertain : on n’aurait donc plus de cas où l’on amène de asham taluy. C’est pourquoi, dit le Pri Megadim, le Rambam définit le rov qui entraîne un bittul comme un rov kefel, une majorité double : le fait qu’il y ait un morceau plus grand que l’autre ne suffit pas à produire un safek bittul (que le Pri Megadim a suggéré comme étant possible dans le cas des deux morceaux de foie).

Rov Kefel
Le Pri Megadim maintient que dans yavesh be-yavesh, deOrayta une majorité simple (rov mashehu) suffit (a priori, qu’on parle d’un rov minyan ou même d’un rov binyan). Il défend cependant la logique du Maharalbah qui dit que dans lah be-lah même deOrayta on exige un rov kefel. Pour le justifier il recourt au même modèle explicatif, celui du rapport entre éléments et ensemble. Dans yavesh be-yavesh la définition des éléments va de soi ; par contre, dans lah be-lah, que prend-on comme unité de base pour compter le nombre d’éléments ? Forcément, puisqu’on n’est plus ici face à des quantités discrètes (discontinues) mais face à des quantités continues l’unité de base ne peut être que le volume total du issur à annuler, et donc le issur + 1= 2 fois le issur.
On remarque ici que rov binyan n’est pas suffisant et que, dans la mesure où le modèle du bittul be-rov est le fonctionnement d’un beit din, c’est le rov minyan qui est le vrai critère, au point qu’un rov minyan se définit dans lah be-lah comme un rov kefel du fait que la totalité du issur est prise comme unité de base du calcul. Cela signifie que même dans yavesh be-yavesh le rov binyan n’est en fait opérant que parce qu’il peut se ramener à un rov minyan, si par exemple on découpe le heter comme le issur en morceaux de même taille : il restera alors au moins un morceau supplémentaire de heter par rapport au issur. Cela signifie que notre note ci-dessus concernant la possibilité d’un rov binyan et d’un rov minyan n’est plus vraiment valable : le rov binyan n’est en fait qu’un rov minyan potentiel et, entre un rov minyan potentiel et un rov minyan réalisé dans les faits, il semble logique que ce soit ce dernier qui l’emporte.

Ensemble et sous-ensembles
Le Pri Megadim ramène alors deux cas où l’ensemble n’est pas homogène mais est composé de sous-ensembles distincts ; ces deux cas sont déjà comparés par la Shita Mekubetset sur Beitsa 4a à partir d’un Yerushalmi. Ce dernier explique que, dans le cas où des figues de teruma se sont mélangées à des figues hullin, que l’ensemble a été pressé en pain de figues et que ce pain de figues s’est ensuite mélangé à d’autres pains de figues, on exige deux degrés de bittul : un bittul be-rov simple (sans kefel) au niveau du pain de figues (et donc au niveau de chaque pain de figue, puisqu’on ne sait pas lequel est problématique), c’est-à-dire le bittul deOrayta, et un bittul be-mea (annulation dans 100 fois la quantité, qui est le bittul deRabbanan pour la teruma) au niveau de l’ensemble des pains de figues. Si par exemple on avait 100 g. de figues teruma à l’origine et qu’elles se soient mélangées dans un pain, il faut que chaque pain fasse au moins 201 g. et que le poids total des pains soit au minimum de 10100 g. On confirme ici en passant que deOrayta un rov simple suffit, et qu’on n’a pas besoin de kefel. Ce qu’on constate surtout ici c’est qu’on exige un double niveau de bittul dans la mesure où il existe un niveau intermédiaire, celui des pains de figue. Le Pri Megadim s’interroge d’ailleurs sur la pertinence de ce niveau intermédiaire dans ce cas précis : en quoi est-ce différent du cas de divers éléments éparpillés, qui constituent un ensemble global conduisant à un bittul même si tous les éléments ne sont pas au même endroit, par exemple dans le cas de trois morceaux de viande dans différentes pièces d’une maison et dont l’un serait à l’origine interdit ? Pourquoi, ici, le fait que les éléments de base, les figues, soient regroupés dans différents sous-ensembles, les pains de figue, empêche-t-il qu’on considère toutes les figues comme appartenant directement à un seul ensemble, sans considérer le niveau intermédiaire ? On se reportera notamment à YD 111 pour bien saisir cette problématique.

Toujours est-il que la Shita met ce cas en regard de celui d’un poulet entier taref qui s’est mélangé dans un poulet et demi cashers et que l’ensemble a été dépecé, ce qui fait qu’on se retrouve avec cinq ailes, cinq cuisses, etc. Autrement dit, un poulet est en apparence découpable en unités plus petites qui forment un nouvel ensemble. Mais la différence avec les pains de figues est claire : en effet, un pain de figues est composé d’un nombre indéterminé de figues qui sont, prises séparément, toutes identiques et interchangeables : c’est pourquoi on peut considérer l’ensemble des pains de figues comme un ensemble homogène et continu, même s’ils sont de taille différente, c’est-à-dire qu’ils contiennent un nombre différent de figues. Un poulet, à l’inverse, est composé d’éléments qui ne sont pas interchangeables : je ne peux pas fabriquer un poulet avec trois ou cinq cuisses, ni avec deux ailes gauches. Dès lors, quand j’ai dépecé mes deux poulets et demi, je me retrouve avec un ensemble non homogène d’éléments, et le nombre de combinaisons d’éléments permettant de reconstituer les ensembles d’origine est limité. Au niveau des cuisses, par exemple, j’ai forcément deux cuisses gauches et trois cuisses droites (ou l’inverse), et cette asymétrie (cette chiralité, plus exactement) fait que ces cuisses ne peuvent pas former un ensemble de cinq éléments vu que je sais qu’il y a dans cet ensemble forcément une cuisse droite et une cuisse gauche taref, mais que les deux cuisses taref ne peuvent pas être deux cuisses gauches ou deux cuisses droites. Autrement dit, si j’ai deux cuisses gauches et trois cuisses droites, il est clair qu’il n’y a pas de bittul de la cuisse gauche taref et que les deux cuisses gauches sont interdites à cause du doute. Par contre, il semble que l’on puisse envisager un bittul be-rov circonscrit aux seules cuisses droites.  En conclusion, un bittul be-rov sans kefel ne peut fonctionner qu’à partir du moment où les éléments forment un ensemble homogène, c’est-à-dire dont tous les éléments sont interchangeables, où à tout le moins que ces éléments sont décomposables en éléments plus petits qui, eux, forment un tel ensemble homogène.


Deuxième chapitre : min be-she-eino mino (mélange d’éléments de catégories différentes) yavesh be-yavesh (les éléments sont physiquement distincts les uns des autres).

Ce premier chapitre a permis de poser les principes de base du bittul be-rov, qui est le bittul par excellence. Le deuxième chapitre s’intéresse plus particulièrement à la définition de min be-mino. Rappelons en préambule la grille « classique » min be-mino/min be-she-eino mino et yavesh be-yavesh / lah be-lah :


Min be-she-eino mino
Min be-mino
Lah be-lah
Shishim deOrayta
(à cause de taam ke-ikkar deOrayta)
Rov deOrayta,
Shishim deRabbanan (gezera à cause de la proximité avec min be-she-eino mino lah be-lah)
Yavesh be-yavesh
Shishim
Rov deOrayta

C’est la case min be-she-eino mino yavesh be-yavesh qui nous intéresse ici. Le Pri Megadim établit clairement que deOrayta même min be-she-eino mino est batel be-rov dans yavesh be-yavesh : certes on pourrait arguer que min be-she-eino mino n’est pas comparable à un beit din et que le cas ne peut donc pas se déduire de « aharei rabim lehatot », mais il se trouve qu’on ne connaît pas d’autre type de bittul dans yavesh be-yavesh. Dès lors que personne n’envisage la possibilité qu’il n’y ait pas de bittul dans min be-she-eino mino, alors on est obligé d’en revenir au bittul be-rov. Il est vrai qu’un cas concret de min be-she-eino mino yavesh be-yavesh est quelque peu compliqué à imaginer : min be-she-eino mino suppose en effet que les éléments appartiennent à des espèces différentes, par exemple de la viande et des crevettes, et yavesh be-yavesh suppose que ces éléments soient isolables les uns des autres ; tandis que le bittul suppose évidemment que le issur ne soit plus distinguable au sein du heter. L’un des cas où une telle situation est envisageable est celui, rapporté ici par le Pri Megadim mais qui était déjà envisagé par le Tur (YD 109, début) : celui où il s’agit d’éléments d’espèces différentes mais suffisamment proches d’aspect pour qu’elles soient indistinguables une fois émincées.

La shita du Shakh
A priori, tout le monde s’accorde pour conclure que dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh on requiert un bittul be-shishim – quoique ce principe ne soit mentionné explicitement nulle part dans le Talmud[2]  ; cependant, il existe deux shitot pour expliquer cela. La première, la plus connue, est celle du Shakh (109, 10 ; et auparavant du Sefer ha-Teruma) : dans la mesure où min be-she-eino mino lah be-lah requiert deOrayta un bittul be-shishim à cause du principe deOrayta de taam ke-ikkar, la définition même de min be-she-eino mino est liée au taam (« batar taama azlinan », cf YD 98, 2 et Shakh sk 6) et on requiert shishim dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh, même si dans ce cas-là il n’y a pas encore de problème de netinat taam puisque les éléments sont distincts, par crainte qu’on en vienne à faire cuire l’ensemble et qu’on arrive à un issur deOrayta de taam ke-ikkar. Il s’agit donc d’une gezera deRabbanan yavesh be-yavesh à cause de la proximité avec lah be-lah. Le tableau ci-dessus est donc symétrique, avec deux cas extrêmes en haut à gauche (humra) et en bas à droite (kula) et deux cas intermédiaires qu’on aligne deRabbanan sur le cas le-humra.

La shita du Issur ve-Heter
La seconde shita, fort différente, est celle du Issur ve-Heter ha-Arukh (23, 8, suivi en cela par le Minhat Kohen), considère que le cas de min be-she-eino mino yavesh be-yavesh est indépendant de celui de lah be-lah. Il ne s’agit pas ici de problème de netinat taam mais de hakarat ha-issur, de capacité d’identifier l’interdit au sein du mélange. Pour le Issur ve-Heter, dès lors qu’on est dans du min be-she-eino mino les différents éléments sont différenciables avec un peu d’effort, effort qui devient trop important quand le issur est en très petite quantité, c’est-à-dire moins de 1/60[3]. Il s’agit donc d’une logique indépendante de la netinat taam et de lah be-lah, qui tend en outre à voir dans cette exigence de shishim dans yavesh be-yavesh un principe deOrayta. Le Issur ve-Heter défend cette logique en expliquant que l’exigence de shishim pour min be-she-eino mino yavesh be-yavesh ne peut pas être une gezera à cause d’un problème de netinat taam si on venait à cuire le mélange parce que, selon le Rosh, dès lors qu’il y a eu bittul be-rov au niveau d’un mélange yavesh be-yavesh l’ensemble du mélange est intégralement permis, même le issur s’est transformé en heter ; si donc il y avait un bittul be-rov dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh, même si on faisait cuire le mélange, le issur serait auparavant devenu heter et le taam que l’on percevrait serait de toute façon un taam heter. Le Pri Megadim repousse cependant cette logique d’abord en pointant que le Tur est posek comme le Sefer ha-Teruma d’une part pour min be-she-eino mino yavesh be-yavesh et comme le Rosh d’autre part pour min be-mino yavesh be-yavesh, ensuite en expliquant que, pour le Rosh même, l’intervention du principe de taam ke-ikkar quand on passe de yavesh be-yavesh à lah be-lah en faisant cuire « réactive » (hozer ve-niur) le issur qui était auparavant batel. Dans le chapitre suivant, le Pri Megadim fait appel à une logique différente : ce n’est pas dû au fait que le issur lui-même est hozer ve-niur, mais au fait que si la matière même du issur, le guf ha-issur, est bien batel, le taam, lui, n’est pas batel. La différence entre ces deux approches dépend de la compréhension qu’on adopte du principe de taam ke-ikkar : le taam est-il un indice de la présence du guf ha-issur et donc empêche le bittul du guf ha-issur, la dimension physique de l’objet constituant l’essentiel du issur, ou y a-t-il, dans le cadre des interdits alimentaires tout du moins, une valeur particulière du taam qui fait de ce dernier l’aspect essentiel sur lequel porte l’interdit, le guf ha-issur n’en constituant que le support – et dès lors, il faut effectuer non seulement un bittul du guf (be-rov) et un bittul du taam (be-shishim) ? On développera bs’’d ce débat quand on étudiera taam ke-ikkar.
Il semble cependant que le Pri Megadim ne repousse pas totalement la shita du Issur ve-Heter, tout en la précisant. Il explique ainsi qu’on peut comprendre que ce principe de efshar lehakir, « il est possible de distinguer [les morceaux interdits au sein du mélange] », invoqué pour justifier le critère de shishim, ne saurait être que deRabbanan puisqu’il suppose la distinction entre un effort raisonnable (proportion supérieure à 1/60) et un effort déraisonnable (proportion inférieure à 1/60). La Torah distingue entre le possible et l’impossible (c’est, dirions-nous, un critère objectif), non pas entre le facile et le pénible (critère subjectif). C’est pourquoi elle n’exige pas qu’on vérifie les 18 types connus de tereifot, même si c’était possible, dans la mesure où la Torah nous a donné les principes de rov et de hazaka ; ce sont les Hakhamim qui l’exigent dans certains cas où l’effort est raisonnable, et en reste à la règle de la Torah quand l’effort est déraisonnable (cf. Shoshanat ha-Amakim fin du klal 15).

Conséquences pratiques des deux shitot
Pour le Shakh, la logique de shishim dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh dépend du principe que taam ke-ikkar est deOrayta et que dès lors, si on fait cuire le mélange, on arrive à un issur deOrayta. Il ressort de cette logique que si le issur qui s’est mélangé au heter est deRabbanan, alors même si on fait cuire ce mélange on n’arrivera jamais à un issur deOrayta et qu’il n’y a donc pas de raison de faire une gereza dans yavesh be-yavesh. Pour le Shakh, un issur deRabbanan sera batel be-rov même dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh. Il en sera de même quand le issur sera noten taam lifgam dans lah be-lah : aucun problème ne pouvant surgir du fait de la cuisson, il n’y a pas lieu de faire une gezera dans yavesh be-yavesh. Cette logique ne peut pas être suivie par le Issur ve-Heter et le Minhat Kohen puisque pour eux, dans min be-she-eino mino, la logique de yavesh be-yavesh est indépendante de la netinat taam et ils exigeront donc shishim même pour un issur deRabbanan. Le Pri Megadim propose cependant un cas où ils accepteront aussi la validité du bittul be-rov simple, si le statut de issur deRabbanan est dû à un incident indécelable à partir de l’aspect physique des morceaux : par exemple, si l’on a abattu plusieurs bêtes d’espèces différentes et que l’une d’entre elles, on ne sait pas laquelle, a été rendue taref uniquement deRabbanan (par exemple, à cause d’une shehaya bemiut batra – si l’on a trop tardé à finir de sectionner l’un des simanim mais que la majorité des deux simanim était déjà tranchée, ce qui fait que la shehita était valable deOrayta mais pas deRabbanan). Là, dans la mesure où le principe de efshar lehakir ne peut plus jouer, on revient à un bittul be-rov. Pour le Issur ve-Heter, on reviendrait ici au bittul be-rov même si le problème de shehita était deOrayta ; mais le Minhat Kohen prend en fait en compte les deux critères, efshar lehakir et netinat taam (du Shakh), et ne peut donc revenir à un simple bittul be-rov si le issur en jeu est deOrayta.
En tout cas, pour l’un comme dans l’autre, on a là une rupture de la symétrie dans le tableau « classique » dans la mesure où, à l’inverse, dans min be-mino lah be-lah on exigera shishim même si le issur est deRabbanan (cf. YD 72, 3 hagaha ; 55, 5). Reprenons ce tableau pour un issur deRabbanan :


Min be-she-eino mino
Min be-mino
Lah be-lah
Shishim de Rabbanan
(à cause de la proximité avec le même cas mais impliquant un issur deOrayta)
Shishim deRabbanan
Yavesh be-yavesh
Shakh : Rov (car même le cas ci-dessus est deRabbanan)
Minhat Kohen : Shishim (indépendant du cas ci-dessus), sauf certains cas précis
Rov deOrayta

Autre conséquence qui a de grandes implications pratiques : dans la mesure où le bittul be-shishim yavesh be-yavesh est exigé indépendamment de la problématique du taam dans lah be-lah, le bittul se calcule toujours en fonction du nombre d’éléments en jeu dans yavesh be-yavesh, même si l’on fait cuire le mélange. Ainsi, si l’on fait cuire un mélange d’éléments min be-she-eino mino dans de l’eau et que les morceaux d’origine restent distincts, on calculera la proportion de shishim en prenant en compte uniquement les morceaux et non la sauce, puisque la problématique initiale de efshar lehakir n’est pas modifiée par la présence de cette dernière. Au contraire, selon la shita du Shakh (et du Rashba, comme le démontre le Pri Megadim), puisque la problématique essentielle de lah be-lah est le bittul du taam, la sauce dans laquelle se diffuse également ce taam contribue bien au bittul et rentre donc dans le calcul des shishim – tandis qu’au niveau des morceaux, le bittul be-rov est suffisant.

Qu’est-ce que min be-she-eino mino ?
La question essentielle qui reste en suspens est celle de la définition même de min be-she-eino mino. On comprend bien que dans lah be-lah où tous les éléments se sont dissous et l’ensemble ne forme plus qu’une purée indistincte, le seul critère vraiment opérant est celui de taam ke-ikkar, c’est-à-dire la perception d’un goût distinct ou au contraire la confusion des goûts parce qu’ils sont similaires. Jusqu’à quel point ces goûts doivent-ils cependant être identiques ? Faut-il qu’ils soient réellement indistinguables pour que, selon l’approche du Shakh, ils soient considérés comme min be-mino dans yavesh be-yavesh, ou suffit-il qu’ils appartiennent à la même famille de goûts ? Des viandes différentes (bœuf et agneau) doivent-elles être considérées comme min be-mino parce qu’elles ont toutes les deux un goût de viande ? Selon le Pri Hadash en effet, un morceau de foie et un morceau de steak sont min be-mino d’après le taam (YD 98, 7). Quelle est la relation entre le critère de taam ke-ikkar dans lah be-lah et le critère de taam pour constituer un min be-mino dans yavesh be-yavesh ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier à travers la sugya portant sur ce sujet : Avoda Zara 66a.


[1] Remarque personnelle : dans la mesure où le Rashba estime que rov binyan est un rov suffisant pour un bittul ; si l’on supposait également que rov minyan, une majorité numérique de morceaux de heter, est suffisante même si on n’a pas rov binyan, bien qu’on ne puisse pas le déduire de cette teshuva ; cela signifie que l’on pourrait imaginer un cas où le heter est rov binyan et le issur rov minyan. Si l’on pose que, de même que heter mevatel issur, issur metavel heter, dans quel sens fonctionnerait alors le bittul ? Peut-être n’y aurait-il pas de bittul ? Le fait que ce cas-là ne soit pas envisagé comme cas où on devrait amener un asham taluy alors même qu’on aurait un rov (et même un de trop) signifierait qu’on ne considérerait pas que issur mevatel heter. Mais pour avancer tout cela, il faudrait vérifier que, pour le Rashba, rov minyan est suffisant.

[2] Sauf à considérer que, quand Rava (Hullin 97a) énumère les différentes règles deRabbanan concernant le bittul et qu’il dit qu’ils ont exigé shishim dans min be-she-eino mino en l’absence d’un goûteur non juif, il parle spécifiquement de yavesh be-yavesh, puisque selon Tossefot et d’autres Rava considère bien que taam ke-ikkar deOrayta.
[3] On peut noter au passage que selon certaines shitot (cf. Ran sur zeroa beshela), le issur de taam ke-ikkar relève aussi de la problématique de hakarat ha-issur. Voir plus loin bs’’d pour l’analyse des différentes shitot concernant taam ke-ikkar).

dimanche 4 décembre 2011

Les taches de sang dans les œufs : questions anatomiques, directives halakhiques et problèmes talmudiques


Les lois régissant la cacherout des œufs, si elles semblent bien connues, sont pour beaucoup entourées de mystère. Certes, l’on sait, on l’on croit savoir, qu’un tache de sang dans un œuf pose problème, qu’il « vaut mieux » jeter tout l’œuf ; et, en outre, que pour éviter de rendre taref les autres œufs et la casserole, il vaut mieux cuire les œufs par trois. À quels problèmes réels renvoient les taches de sang dans les œufs – est-ce que, d’ailleurs, il s’agit d’un problème de sang à proprement parler ? Et dans le cas où un œuf est interdit à cause d’une tache de sang, en quoi le fait de les faire cuire par trois (au moins) constitue-t-il une solution ? C’est cette dernière interrogation qui a suscité cette étude dans la mesure où, d’après Tossefot (Hullin 98a), un œuf présentant une tache de sang réellement problématique s’annule dans soixante(-et-une) fois sa propre quantité. Comment passe-t-on, en d’autres termes,  d’un bittul be-shishim à un bittul be-rov ? Pour cela, il faut d’abord reprendre l’analyse de la sugya centrale sur ce sujet.

Le passage talmudique en question
On lit dans le traité Hullin (64b) :
« Nos maîtres enseignent :
a.     Les “vomissures“ d’œufs (Rashi : le goût qui se dégage des œufs d’oiseau non cachers à la cuisson ; Tossefot : les œufs qui ont été pondus préma                 turément à la suite d’un choc) sont permis ;
b.     Les œufs “entoilés“ sont permis à la consommation pour les personnes que cela ne dégoûte pas (Rashi : il s’agit d’œufs qui ont été couvés longtemps par la poule sans éclore. Il est clair qu’ils n’ont pas été fécondés, mais ils sont veinés de stries sanguinolentes) ;
c.     S’il s’y trouve un caillot de sang, on jette le caillot et on mange le reste.
c’. R. Yimriya dit : dans la mesure où le caillot se trouve sur le cordon.
c’’. Dustaï père de R. Aphtoriki enseigne : ils ne l’ont enseigné que quand le caillot se trouve dans le blanc ; mais s’il se trouve sur le jaune, tout l’œuf est interdit, car le dommage s’est étendu à tout l’œuf. Rav Gueviha de Bei-Ketil a dit à Rav Ashi : on avait enseigné l’inverse devant Abayé, et c’est Abayé qui a rétabli les choses ainsi. »

Laissons pour l’instant de côté les points a et b. Les points c, c’ et c’’ établissent les distinctions suivantes :
-        certaines taches de sang interdisent tout l’œuf, d’autres doivent simplement être jetées sans qu’elles interdisent le reste de l’œuf ;
-        il existe dans l’œuf quelque chose qui s’appelle le « cordon » (kesher), et le fait qu’un caillot de sang s’y trouve a des conséquences particulières ;
-        le fait que la tache se trouve dans le blanc ou sur le jaune a des conséquences importantes, susceptibles d’interdire tout l’œuf.

La base biologique de cet interdit des taches de sang dans les œufs – dont on discutera plus tard du statut biblique ou rabbinique – est qu’une telle tache peut être l’indice que l’œuf a déjà été pleinement fécondé, et qu’il a donc déjà le statut non plus d’un œuf mais d’un poussin (lequel est interdit à la consommation tant qu’il n’a pas éclos. On peut donc déjà noter qu’il ne s’agit nullement ici d’un problème de sang en tant que tel, mais de ce dont ce sang est l’indice. Le premier aspect général du débat entre les décisionnaires médiévaux est de savoir comment comprendre la relation entre les points c, c’ et c’’ : les précisions apportées en c’ et c’’ se complètent-elles l’une l’autre ou s’opposent-elles l’une à l’autre ?

Les analyses des Rishonim
L’avis des Géonim, repris par le Rif (22a) et le Rambam (hilkhot maakhalot assurot III, 9), est que c’’ contredit c’ et constitue l’avis retenu par le Talmud. Autrement dit, le cordon n’est pas un critère pertinent, seule la distinction entre le blanc et le jaune l’est. Selon eux, une tache de sang dans le blanc est interdite et doit être jetée, mais n’interdit pas tout l’œuf, tandis qu’une tache sur le jaune interdit tout l’œuf, puisqu’elle indique que l’œuf est en réalité déjà un poussin.
L’avis de R. Aharon ha-Levi (le Raah, dans Bedek ha-Bayit sur le Torat ha-Bayit du Rashba, III, 5, ד''ה עוד) s’inscrit dans cette lecture des Géonim à ceci près qu’il privilégie la version originale de la beraïta à la version corrigée par Abayé : selon lui, si la tache se trouve sur le jaune, il suffit de jeter la tache, mais si elle se trouve dans le blanc, tout l’œuf est interdit.

Selon Rashi et Tossefot, il convient de lire les clauses c’ et c’’ comme se complétant l’une l’autre. Ainsi que l’explique Rashi, un œuf, même s’il a reçu la semence d’un coq, n’est pas fécondé immédiatement ; cette fécondation effective peut même avoir lieu après la ponte. En effet, la semence du coq voyage le long du cordon du blanc depuis l’une des extrémités de l’oeuf[1] jusqu’au jaune, et c’est en arrivant sur le jaune que cette semence transforme l’œuf en poussin ; par ailleurs, si la tache a débordé du cordon du blanc, c’est également le signe que la fécondation a été achevée. Par contre, tant que la tache est encore exclusivement sur le cordon du blanc, l’œuf, bien que porteur de la semence du coq, n’a pas encore été pleinement fécondé : ce n’est pas encore un poussin. Autrement dit, selon cette lecture de Rashi qui semble ressortir de ses mots mêmes, si la tache se trouve exclusivement dans le blanc (mais pas sur le cordon du blanc) ou exclusivement sur le cordon (mais pas ailleurs dans le blanc), seule la tache est interdite mais le reste de l’œuf est permis ; à l’inverse, si la tache se trouve à cheval sur le cordon du blanc et le reste du blanc ou encore si elle se trouve sur le jaune, tout l’œuf est interdit.
Le Ran (sur Rif 22a), le Rosh (63) et le Rashba (dans ses Hiddushim ad loc.) adoptent cependant une lecture plus fine de Rashi en introduisant la notion de « kesher du jaune ». Sur le jaune même se trouve une petite zone de couleur plus foncée que le reste du jaune : c’est en réalité l’ovocyte proprement dit, le seul lieu sur le jaune où se produit la fécondation. D’après leur lecture, pour Rashi, même si la tache est sur le jaune, elle n’interdit tout l’œuf que si elle se trouve sur ce « cordon » du jaune. Pour Rashi, selon eux, une tache n’interdit tout l’œuf que si elle se trouve, soit sur le cordon du blanc et en dehors, soit sur le cordon du jaune.

Tossefot (ad loc.), tout en s’inscrivant dans la logique de Rashi en termes de biologie de l’œuf et de lecture de la sugya, posent la question de savoir quelle est la véritable nature de l’interdit de ces taches de sang. Ils s’appuient pour cela sur une beraïta du traité Keritut (21a) qui place côte à côte le sang des œufs et le sang de poisson, sachant qu’il est clair que ce dernier est totalement permis à la consommation[2]. Ils recourent également à un passage du traité Terumot (fin du ch. 10) dans le Talmud de Jérusalem qui discute, non pas des œufs permis ou interdits du fait d’une tache de sang, mais de taches de sang elles-mêmes permises ou interdites à la consommation. Il y aurait donc des taches de sang entièrement permises à la consommation, au moins selon la Loi biblique. Étant posé que le véritable enjeu est celui de la fécondation de l’œuf, qui n’est possible que par la « tache de sang » (en fait la semence du coq) qui voyage le long du cordon du blanc jusqu’au cordon du jaune, à quel titre les taches présentes ailleurs dans le blanc ou sur le jaune, dont il est a priori exclu qu’elles aient un quelconque rapport avec le processus de fécondation, seraient-elles interdites ?
Tossefot déterminent donc d’une qu’il existe au moins un type de taches qui n’est pas interdit par la Torah, d’autre part qu’une tache sur le cordon du blanc est interdite, mais qu’on ne sait pas si c’est un interdit biblique ou rabbinique. Ils explorent les deux options et concluent qu’on peut envisager que les taches de sang sur le cordon soient interdites rabbiniquement, du fait de leur ressemblance superficielle avec le sang de la poule même (première solution), et que l’on peut également envisager qu’elles soient interdites par la Torah dans la mesure où, étant en fait la semence du coq qui donnera à terme naissance à un poussin, elles aient d’ores et déjà le statut de viande (deuxième solution). Selon cette lecture première de Tossefot, on conclurait donc qu’il y aurait trois types de taches de sang :
1.     celles qui se trouvent dans le blanc ou sur le jaune mais pas sur le cordon de l’un ou l’autre : ce ne sont pas des taches qui indiquent que l’œuf va devenir un poussin ou l’est déjà devenu, et elles semblent permises si l’on suit le Talmud de Jérusalem qui indique qu’il existe des taches complètement permises ;
2.     celles qui se trouvent sur le cordon du blanc exclusivement, qui sont à la fois l’indice que l’œuf contient de la semence de coq et qu’il n’est pas encore devenu un poussin : ces taches sont interdites soit d’un point de vue biblique, soit seulement d’un point de vue rabbinique, par crainte qu’on fasse l’amalgame avec le sang de poule ;
3.     celles qui se trouvent sur le cordon du jaune, ou sur le cordon du blanc et ailleurs, qui indiquent que l’œuf est déjà un poussin et interdisent tout l’oeuf : il semble que l’interdit soit ici d’ordre biblique.

Dialectique des lois bibliques et rabbiniques
Le Rosh (63) et le Rashba (Hiddushim 64b, ד''ה נמצא et ד''ה מיהו) suivent deux logiques différentes concernant le passage d’un interdit biblique à un interdit rabbinique dans les deux solutions avancées par Tossefot.
Pour le Rosh, si les taches du cordon du blanc sont interdites rabbiniquement, il y a lieu de considérer que les Sages n’ont pas, dans le cadre de leur décret, fait de distinction entre ces taches et les taches présentes ailleurs dans l’œuf : elles sont toutes interdites par décret rabbinique. À l’inverse, si les taches du cordon du blanc sont interdites par la Torah elles-mêmes, il n’y a pas lieu de supposer par ailleurs l’existence d’un décret rabbinique : les taches présentes ailleurs dans l’œuf, dont on est sûr qu’il ne s’agit pas de taches de fécondation, seraient complètement permises.
Le Rashba adopte la logique inverse. Si les taches du cordon du blanc elles-mêmes ne sont interdites que d’un point de vue rabbinique, du fait qu’il s’agit en réalité d’une semence qui, bien que n’étant pas encore de la viande, donneront naissance à de la viande, alors il n’y a pas lieu de supposer l’existence d’un second décret rabbinique qui viendrait s’ajouter au premier pour interdire également les taches non problématiques. Par contre, si les taches du cordon du blanc sont elles-mêmes interdites du point de vue biblique, on peut comprendre que les Sages aient interdit par décret les autres types de taches.
De plus, le Rashba dans une teshuva (I, 46) tranche que l’ensemble des taches de sang ne sont interdites que par décret rabbinique, et pour une autre raison que celle donnée par Tossefot, puisqu’il estime qu’il s’agit d’un problème de mar’it ‘ayin : que les gens qui verraient une personne manger un œuf taché de sang n’aillent pas en conclure que cette personne mange du sang interdit. Il précise en outre que les taches qui interdisent tout l’œuf sont bien frappées d’un interdit d’ordre biblique, mais qu’il n’est pas pour autant certain qu’on soit bien en présence d’un poussin ; seulement, une fois que la tache se trouve sur le cordon du jaune ou bien encore sur le cordon du blanc et qu’elle déborde, nous ne sommes plus en mesure de déterminer avec plus de précision si la fécondation a déjà eu lieu ou pas. Autrement dit, pour le Rashba, même les taches qui interdisent tout l’œuf d’un point de vue biblique ne le font qu’en vertu d’un doute biblique pour lequel on se montre strict, et non du fait d’une certitude. Resterait à déterminer, plus largement, si la règle de safek de-Oraïta le-humra (en cas de doute portant sur un interdit biblique, on se montre strict) est elle-même d’ordre biblique ou rabbinique. Il faudra prendre cette éventualité en compte lorsqu’on examinera des situations pratiques de mélange où d’autres doutes viennent s’ajouter à celui-ci.
Par ailleurs, il est notable que de nombreux Rishonim (Hagahot Maïmoniyot sur hil. Maakhalot assurot III, 9, Shaarei Dura 62, Lamed-Vav Shearim de R. Israël Isserlein 23, Sefer Mitsvot Katan 25) écrivent que tout doute concernant l’emplacement précis d’une tache de sang doit être considéré comme un doute rabbinique, ce qui signifie que toute tache de sang dans un œuf, même, semble-t-il, sur le cordon du jaune, n’entraîne qu’un interdit d’ordre rabbinique. Il est difficile, à la lecture de ces sources, de déterminer quelle est la logique qui aboutit à cette conclusion ; peut-être faut-il le comprendre comme une lecture radicale de la mishna et de la beraïta de Keritut, qui énonce simplement que le sang des œufs n’est jamais interdit par la Torah.
À l’inverse, le Rosh conclut que tout doute concernant l’emplacement initial d’une tache de sang dans un œuf doit être considéré comme un doute portant sur un interdit biblique, ce qui suppose qu’il retient comme halakha que les taches de sang dans les œufs, au minimum celles qui interdisent tout l’œuf, relèvent bien d’un interdit biblique.



De l’analyse talmudique à l’établissement de la halakha
Le Rosh (rapporté par le Tur 66, 3) conclut qu’il est bon a priori de se conformer à la fois à l’avis de Rashi (tel que le Rosh lui-même, ainsi que le Ran, le comprennent) et à l’avis des Géonim et d’interdire totalement aussi bien les œufs qui présentent une tache sur le cordon du blanc qui a débordé que ceux qui présentent une tache sur le jaune, même si ce n’est pas sur le cordon du jaune. Pour autant, il ne va pas jusqu’à prendre également en compte l’avis du Raah, qui aboutirait à interdire tout œuf qui présenterait une tache de sang, même dans le blanc uniquement.
Le Tur (66, 4) rapporte ensuite une teshuva du Rosh concernant le cas d’une femme qui, après avoir cassé des œufs dans un plat et commencé à les mélanger, se rend compte que l’un des jaunes comporte une tache de sang. Le Rosh tranche que l’œuf en question est interdit et interdit à son tour tout le mélange. Ainsi que l’indique le Darkei Moshe, du point de vue du Tur qui suit l’avis du Rosh selon lequel, en pratique, on interdit l’œuf entier que la tache soit sur le cordon du blanc et en dehors ou encore n’importe où sur le jaune, cette conclusion s’impose d’elle-même. Pour autant, le Beit Yossef rapporte que la teshuva en question ce cas est présenté comme un problème de doute concernant un interdit biblique : peut-être la tache était-elle à l’origine sur le cordon du blanc et en dehors et qu’elle s’est déplacée lorsqu’on a cassé l’œuf pour aller se loger sur le jaune – l’hypothèse qu’elle se soit déplacée du cordon du jaune à un autre endroit du jaune étant exclue, étant donné que la nature relativement rigide de la membrane du jaune empêche ce type de déplacement. Autrement dit, dans sa teshuva, le Rosh, dans un tel cas pratique, suit exclusivement l’avis de Rashi tel qu’il le comprend, sans le combiner avec l’avis des Géonim. On perçoit ici toute la différence qui sépare un avis a priori, où l’on enjoint de suivre les aspects restrictifs des différents avis, et la réponse à une situation pratique particulière, où l’on envisage de ne suivre qu’un seul avis retenu comme celui qui fait autorité en dernier recours. Par ailleurs, dans la mesure où le Rosh tient que les taches qui interdisent tout l’œuf sont d’ordre biblique, on se retrouve dans un cas de doute biblique où l’on est contraint de se montrer strict ; mais si l’on avait considéré que cet interdit n’était que d’ordre rabbinique, le doute aurait mené à autoriser ce mélange a posteriori.
Le Shulhan Arukh (66, 2) tranche que les seules taches de sang interdites par la Torah sont celles qui indiquent avec certitude que la formation du poussin a commencé, tandis que les autres taches sont interdites par décret rabbinique uniquement. Autrement dit, ainsi que l’explique le Taz, le Shulhan Arukh suit ici la première solution de Tossefot. Dans le paragraphe suivant (66,3), le Shulhan Arukh tranche comme le Rif et le Rambam : si la tache se trouve sur le jaune, tout l’œuf doit être jeté, si elle se trouve dans le blanc, il suffit d’enlever la tache. Le Rema commente sur ce point en rapportant les avis concurrents de Rashi et du Raah pour conclure à la justification de la coutume ashkénaze de son époque, qui veut qu’on jette tout œuf dès que s’y trouve une tache de sang, peu importe à quel endroit, puisque selon le Rif et le Rambam, une tache sur le jaune interdit tout l’œuf, et selon le Raah, une tache dans le blanc interdit tout l’œuf.

Interdit rabbinique et mélange
Le Shulhan Arukh (66, 3) tranche ensuite que si on a commencé à mélanger des œufs et qu’on trouve une tache de sang sur un jaune encore entier, tout le mélange est interdit à l’exception des autres jaunes entiers. Le Rema précise alors que cela n’est valable que si l’on a la certitude que la tache se trouve à un endroit qui interdit effectivement tout l’œuf en question, mais que s’il s’agit d’une situation de doute, le mélange reste permis dans la mesure où il s’agit d’un mélange d’aliments de même espèce (ce qu’on appelle min be-mino). Or, dans un tel cas, du point de vue biblique l’interdit s’annule dans une majorité simple (had be-trei), même dans un mélange fluide (lah be-lah), c’est-à-dire que chaque partie du mélange est constituée d’une partie de permis et d’une partie d’interdit, par contraste avec un mélange d’éléments solides distincts (yavesh be-yavesh). Ce recours à une annulation d’ordre biblique pour permettre un mélange en cas de doute sur la présence réelle d’un interdit demande à être analysé. L’analyse est rendue d’autant plus complexe par le fait que le Rema, dans un même mouvement, persiste à interdire un œuf isolé s’il se présente un doute quant à l’emplacement d’une tache de sang dans cet œuf, et donc quant à savoir s’il s’agit d’interdire tout l’œuf ou simplement de jeter la tache. C’est ce à quoi s’attelle le Siftei Kohen (Shakh ad loc. 10).
Comme le rapporte le Shakh, le Rema dans Torah ha-Hatat (62) rapporte les propos du Issur ve-Heter ha-Arukh (42, 3-4) qui cite lui-même le Sefer ha-Aguda (Hullin 67) selon lesquels absolument toutes les taches de sang, même celles qui interdisent tout un œuf, ne constituent qu’un interdit d’ordre rabbinique. En toute logique, donc, dès qu’un doute se présente à leur égard, on devrait suivre la règle selon laquelle, en cas de doute sur un interdit rabbinique, on permet la chose concernée (safek de-Rabbanan le-kula) ; cela devrait être le cas même dans le cas d’un œuf isolé dont on ne sait pas si la tache qu’il présentait l’interdisait ou non. Pour autant, dans le cas d’un œuf isolé, la coutume suit les décisionnaires qui estiment qu’il s’agit d’un interdit biblique et on interdit l’œuf (c’est pourquoi le Rema n’a pas modulé l’avis du Shulhan Arukh en 66,2 qui tranchait que dans le cas d’un œuf isolé au moins l’interdit était d’ordre biblique) ; on ne suit ceux qui tranchent qu’il s’agit d’un interdit rabbinique que lorsque intervient un élément supplémentaire, à savoir que cet œuf a été mélangé à d’autres et qu’il est donc annulé dans une majorité de matière permise du point de vue biblique. Autrement dit, d’après cette première lecture, le Rema considérerait que les interdits liés aux taches de sang dans les œufs seraient tous uniquement d’ordre rabbinique. On se montrerait par coutume strict dans le cas d’un doute sur un œuf isolé comme s’il s’agissait d’un interdit biblique, mais la réalité halakhique de la nature rabbinique de l’interdit permettrait d’être tolérant dans le cas d’un mélange.
Bien entendu, le simple fait qu’il s’agisse d’un interdit rabbinique n’est pas une raison suffisante pour qu’on se montre laxiste quant aux règles d’annulation : un interdit certain, même s’il n’est que rabbinique, suit normalement les mêmes règles d’annulation qu’un interdit biblique, même si ces règles d’annulation qui, dans ce cas précis de min be-mino lah be-lah, exigent une quantité soixante fois supérieure et non une majorité simple, sont elles aussi d’ordre rabbinique (cf. Hullin 98a : « Un demi-kazayit de graisse interdite est tombé dans une panière de viande : Mar bar Rav Ashi a voulu l’annuler dans une quantité trente fois supérieure (et non soixante). Son père lui a dit : Ne t’ai-je pas dit de ne pas prendre à la légère les proportions rabbiniques ? »). C’est uniquement parce qu’ici il existe un doute sur la réalité même de la présence d’un interdit rabbinique, puisqu’on n’est pas en mesure de déterminer l’emplacement initial de la tache de sang dont on craint qu’elle interdise l’œuf, qui autorise à se rabattre sur les proportions bibliques d’annulation. En réalité, dans le cadre d’un doute rabbinique, même dans le cas d’un œuf isolé, on devrait permettre : le recours par le Rema au critère d’annulation a, dans cette lecture, une fonction purement instrumentale dans une logique de psak (décision pratique) qui ménage les différents avis des décisionnaires antérieurs en les pondérant différemment suivant la situation envisagée : dans le sens de la rigueur lorsque les paramètres de doute sont peu nombreux, dans le sens de la tolérance lorsque ces paramètres sont plus nombreux. Ce psak du Rema s’oppose à celui du Maharshal (Yam shel Shlomo Hullin 119-120) et du Bayit Hadash (66, 4) qui considèrent qu’il s’agit réellement d’un interdit biblique et que dès lors la présence d’un doute biblique, même composée à une annulation d’ordre biblique, n’est pas suffisante pour permettre un tel mélange.

Transfert de doute
Cependant, le Shakh va plus loin et propose de démontrer que, dans le cadre du psak du Rema également, il est possible de poser qu’il s’agit d’un interdit biblique et que, pour autant, la présence de doutes et d’annulations supplémentaires amènent à autoriser le mélange, contrairement à la logique du Bayit Hadash et du Maharshal. En effet, la situation est alors la suivante : il existe un doute d’ordre biblique sur l’œuf en lui-même ; de plus, le mélange annule cet œuf dans une majorité simple du point de vue biblique, et ce n’est que du point de vue rabbinique que l’on demande une quantité soixante fois supérieure. On est donc en présence d’un doute sur la présence même de l’interdit, fût-il biblique, qui est considéré comme n’étant pas annulé uniquement du point de vue rabbinique : ne peut-on dès lors pas dire qu’il s’agit au final d’une situation de doute portant sur un interdit rabbinique ? On retrouverait ainsi le cas traité en Yore Dea 98, 2 d’une marmite dont le contenu s’est renversé avant que l’on ait pu évaluer si la proportion de soixante fois le volume d’interdit était atteinte : quand il s’agit d’un mélange min be-mino où l’annulation est effective dès que la quantité d’aliments permis atteint la majorité simple (suffisante du point de vue biblique), même si le statut initial de l’aliment interdit était biblique et certain, le doute entraîné par le renversement de la marmite portant sur le fait de savoir si, au-delà de la majorité simple requise par la Torah, on avait atteint la proportion rabbinique d’une quantité soixante fois supérieure est donc un doute portant sur un interdit rabbinique. On pourrait donc défendre la logique suivante : si déjà, quand le doute porte sur l’aspect rabbinique de la situation tandis que l’interdit biblique initial est certain, on permet le mélange, ne s’en ensuit-il pas qu’on devrait a fortiori permettre un mélange où le doute porte sur la présence initiale de l’interdit biblique, même si l’aspect rabbinique n’est pas lui-même concerné par le doute ?
Le Shakh lui-même rejette cependant ce raisonnement dans sa forme présente à partir d’un autre cas typique (Yore Dea 57, 21), celui d’un animal dont on craint qu’il ait été rendu impropre à la consommation par l’attaque d’une bête sauvage et qui s’est ensuite mélangé à d’autres animaux. Du point de vue biblique, cet animal est annulé dans le troupeau d’autres animaux ; ce n’est que du point de vue rabbinique qu’un animal vivant se voit accorder une valeur qui l’empêche d’être jamais annulé dans un mélange. On est donc dans une situation analogue : un doute sur objet possiblement interdit de la Torah combiné à un mélange qui produit une annulation biblique mais pas rabbinique. Or, le Rema lui-même, dans Darkei Moshe (ad loc., 29) distingue clairement ce cas d’un cas classique de doute rabbinique : le doute porte sur l’interdit de la Torah et, dès cet instant, il doit être considéré comme une certitude selon la règle safek de-Orayta le-humra ; qu’un aspect rabbinique intervienne en sus n’est dès lors plus d’aucun secours. On ne peut, en d’autres termes, pas transférer le doute depuis l’objet sur lequel il porte (un animal ou un œuf) à la situation dans laquelle il se trouve (un mélange).
Le Shakh conclut pour autant provisoirement cette réfutation en estimant que, dans la mesure où de nombreux autres décisionnaires, ceux qui estiment que l’interdit du sang dans les œufs est toujours seulement d’ordre rabbinique, même un œuf isolé sur lequel porterait un tel doute serait autorisé, il y a lieu d’estimer que les différents protagonistes du débat ne peuvent pas arriver à des conclusions si diamétralement opposées, les tenants de l’option rabbinique estimant que dans un cas de doute, même un œuf seul serait autorisé, tandis que les tenant de l’option biblique estimeraient que même dans le cas d’un mélange, un œuf douteux interdirait l’ensemble. Il est donc envisageable de supposer que même les seconds reconnaîtraient que, dans le cadre d’un mélange, le doute serait transférable et l’on est en présence d’une situation de doute rabbinique qui permet d’être tolérant. Telle est en tout cas la lecture de ce passage du Shakh (מכל מקום הכא כיון דהרמב''ם וכו') donnée par le Mahatsit ha-Shekel. Nous avouons humblement ne pas comprendre les ressorts de cette logique qaui conduit, non pas à combiner en pratique des avis halakhiques divergents (comme semblait au début le faire le Rema), mais à rejeter une logique talmudique solide au nom de la minimisation des divergences halakhiques.

Double doute
Le Shakh ramène alors un autre modèle, celui présenté en Yore Dea 83, 5. Là-bas, le Beit Yossef comme le Torat ha-Hatat (20, 3) expliquent que des poissons cachers salés par un non-Juif sont permis même s’il est possible qu’ils aient été salés avec des poissons non cachers. En effet, le jus de poissons non cachers qui résulte de la salaison n’est interdit que du point de vue rabbinique (contrairement au jus d’une viande non cachère). On est donc en présence d’un doute rabbinique simple : on doute de la présence d’un interdit rabbinique. Plus encore, même s’il existe des poissons non cachères qui, à la salaison, exsudent non seulement du jus mais de la graisse (interdite, elle, par la Torah elle-même), on est en présence d’un double doute (sfek sfeika) : peut-être n’y avait-il aucun interdit présent, et dans l’éventualité où un interdit était présent, peut-être n’était-il que d’ordre rabbinique. Rappelons le cas-modèle du sfek sfeika, qui se trouve en Ketuvot 9a. Il concerne une femme dont le mari, au mariage, a constaté l’absence de signes de virginité. Un premier doute porte sur le moment où elle a perdu sa virginité : peut-être était-ce avant les fiançailles, auquel cas un tel rapport ne constitue pas un adultère ; ceci constitue un doute sur la réalité de l’acte même susceptible de l’interdire. Un second doute porte, lui, sur le statut légal de l’acte : même dans l’éventualité où elle aurait eu un rapport entre les fiançailles et le mariage, peut-être s’agissait-il d’un rapport non consenti, auquel cas elle n’est pas non plus interdite à son mari. Le sfek sfeika se présente donc ainsi :
1.     L’acte même n’a pas eu lieu : elle serait permise ;
2a. L’acte a bien eu lieu mais sous la contrainte : elle serait permise ;
2b. L’acte a bien eu lieu et le rapport était consenti : elle serait interdite par la Torah.
Les possibilités 1 et 2a conduisent, selon ce principe de double doute, à ne pas prendre en compte la possibilité 2b et à permettre la femme.
Le cas de la salaison des poissons est légèrement différent :
1.     Les poissons cachers ont été salés seuls : ils seraient permis ;
2a. Les poissons ont été salés avec des poissons non cachers qui n’exsudent que du jus : ils seraient interdits rabbiniquement, mais la présence de 1. transforme la situation en cas de doute rabbinique, et les poissons seraient donc permis ;
2b. Les poissons ont été salés avec des poissons non cachers qui exsudent également de la graisse : ils seraient interdits par la Torah.
Le fait que l’on considère ici également que le sfek sfeika est opérant signifie donc qu’un sfek sfeika conduit à permettre un potentiel interdit biblique en 2b. non seulement quand l’éventualité 2a est entièrement permise, mais également quand il s’agit d’un interdit rabbinique pondéré par le doute en 1.
Il s’agit maintenant de comprendre pourquoi ce cas des poissons salés est, selon l’expression du Shakh, exactement similaire à notre cas.
La comparaison du Shakh porte sur le cas limite d’annulation dans une majorité simple de l’œuf problématique, c’est-à-dire quand il est mélangé avec un seul autre œuf. En effet, le Shakh (cf. 107, 1 et 109, 6) est d’avis que même dans le cas de deux œufs (ou de deux morceaux de viande, par exemple), dans la mesure où il s’en trouve un plus grand que l’autre, le plus grand annule le plus petit par une majorité quantitative ; on ne requiert pas une majorité numérique de deux œufs contre un. Pour lui on peut donc ici reconstituer également une configuration de double doute, même si les taches de sang interdisent les œufs du point de vue de la Torah.
1.     Peut-être la tache de sang ne se trouvait pas à un endroit qui interdisait l’œuf : il serait permis ;
2a. si la tache de sang interdisait l’œuf, peut-être cet œuf-là était-il plus petit que l’autre : il serait donc annulé par le plus grand œuf du point de vue biblique et le mélange ne serait interdit que rabbiniquement ; mais la présence de 1. transforme la situation en cas de doute rabbinique, et le mélange serait donc permis ;
2b. Si l’œuf interdit était le plus grand, il ne serait pas annulé par le plus petit : le mélange serait interdit par la Torah.
Le parallèle avec les poissons salés semble donc efficace et l’on devrait pouvoir ici faire jouer le sfek sfeika. Cependant plusieurs problèmes se posent. Tout d’abord cette comparaison n’est possible que si l’on considère avec le Shakh qu’un grand œuf peut à lui seul annuler un petit œuf, ce qui est loin d’être une option unanime. Surtout, nous semble-t-il, si l’on pallie à ce défaut en considérant qu’on est en présence de trois œufs dont deux permis, alors on élimine l’option 2b. puisqu’il est du même coup sûr que l’œuf interdit est annulé du point de vue de la Torah. On se retrouve donc à la fois dans une situation où il serait possible d’être plus tolérant que dans le sfek sfeika des poissons salés (puisqu’on a même éliminé l’éventualité que le mélange soit interdit par la Torah) et dans la même configuration que précédemment où le doute porte sur l’objet interdit tandis que l’aspect rabbinique porte sur le mélange : dans la mesure où nous avons conclu qu’un tel doute n’était pas transférable, il semble que nous n’ayons pas avancé. Nous proposons de résoudre cette contradiction en recourant aux analyses du Minhat Kohen (Sefer ha-Ta’aruvot I, 1 et II, 1) qui explique que, par certains aspects, un mélange yavesh be-yavesh conduit à être plus strict qu’un mélange lah be-lah. En effet, un objet interdit qui subit un mélange yavesh be-yavesh (dans le modèle ci-dessus, un animal qui a possiblement été blessé par une bête sauvage) reste en soi séparé des autres objets permis : il est juste indistinguable. Pour le Rashba (Torat ha-Bayit 4, 1) tout du moins, un objet « annulé » par une majorité dans un contexte de yavesh be-yavesh n’est pas « transformé » en objet permis, il bénéficie juste d’un doute appuyé sur une majorité. Dans le cas d’un mélange lah be-lah au contraire (que ce soient des poissons salés ensemble et qui ont donc absorbé du jus l’un de l’autre, ou des œufs battus ensemble), le permis et l’interdit ne forment plus qu’une seule entité puisque chaque partie du mélange est composée d’une fraction de permis et d’une fraction d’interdit. Dès lors, dans un tel cas, l’aspect rabbinique induit par le mélange n’est pas circonscrit à un contexte extérieur à l’objet (comme c’était le cas de l’animal attaqué par une bête sauvage puis perdu dans un troupeau), il porte sur l’objet lui-même dans la mesure où l’interdit initial a perdu son individualité pour participer à une réalité nouvelle, le mélange indissociable.

Autres doutes
Le Shakh ramène enfin deux autres types de doutes qui sont également à l’œuvre dans notre cas. D’une part, les avis diamétralement opposés entre d’une part le Raah, qui interdit l’œuf si la tache se trouve dans le blanc, et d’autre part les Géonim, qui interdisent l’œuf si la tache se trouve sur le jaune, constitue un autre doute. Ce type de doute induit par une controverse halakhique entre décisionnaires constitue une doute au même titre qu’un doute induit par la réalité matérielle, comme l’affirme notamment le Bayit Hadash. Le Pri Megadim sur le Shakh ici rapporte deux autres passages du Shakh (23, 18 et 57, 51) qui démontrent qu’un tel doute induit par une controverse halakhique est même plus efficace qu’un doute induit par la réalité matérielle. Pour autant, ce même Pri Megadim note que du fait que le Shakh rejette in fine l’avis du Maharshal selon lequel la halakha suit le Raah, on peut induire que cette controverse halakhique n’est pas équilibrée, l’avis du Raah étant un avis isolé et ne pouvant de ce fait pas engendrer un tel doute.
Le dernier doute qu’il ramène est celui mentionné par le Rashba (cité plus haut) et le Maharshal (102), à savoir que même les taches qui interdisent un œuf de par la Torah ne le font qu’en vertu d’un doute : peut-être cette tache est-elle le signe que l’œuf est devenu un poussin, mais nous ne pouvons pas le déterminer avec plus de précision.
Le Shakh conclut que la cumulation de tous ces doutes conforte le psak du Rema contre les avis plus stricts, même si l’on maintient par ailleurs que les taches de sang qui interdisent un œuf le font en vertu d’une loi de la Torah. Ainsi, selon le Rema, un œuf mélangé à au moins un (selon le Shakh) ou deux (selon le Taz) autres œufs n’interdit pas le mélange s’il s’avère par la suite présenter une tache de sang potentiellement problématique. Il convient cependant de retirer le jaune concerné. C’est de là que vient la coutume bien connue de faire cuire au moins trois œufs ensemble. En effet, la cuisson entraîne, non pas un mélange des œufs eux-mêmes, mais un mélange des goûts (cf. Hullin 97b-98a pour plus de détails). L’œuf qui présenterait une tache après cuisson resterait interdit, mais n’interdirait pas les autres.

Cuisson ou mélange avec d’autres aliments
La problématique est plus compliquée lorsqu’un tel œuf a été mélangé à d’autres aliments, par exemple avec de la farine pour confectionner une pâte, ou qu’il a été cuit entier dans un plat composé d’autres aliments. Dans ces cas-là, on n’est plus dans un mélange d’aliments semblables qui permettent, du point de vue de la Torah, l’annulation dans une majorité simple. Il existe différents facteurs qui permettent dans la plupart des cas de ne pas en venir à interdit le plat : soit, dans le cas d’une pâte, parce que d’autres œufs sont également présents et que l’œuf problématique est annulé dans les autres œufs (cf. Taz 5 à la fin), soit parce que l’œuf n’est pas plongé dans le jus du plat et ne communique donc pas son goût à l’ensemble (Shulhan Arukh 66, 6), mais l’analyse serré de tous ces points dépasse le cadre de cet article.
De même, pour revenir sur le Tossefot (Chullin 98a) cité en début d’article, des problèmes subsistent en ce qui concerne la logique précise qui conduit à étendre l’exigence de bittul be-shishim du cas où l’œuf fécondé contient de facto un embryon de poussin et le cas où c’est la présence d’une tache de sang problématique qui confère un statut juridique de poussin à cet œuf – d’autant que la Gemara, là-bas, ramène le cas d’un œuf contenant un poussin justement pour expliquer que ce n’est que dans ce dernier cas qu’on exige un tel bittul, mais par dans le cas d’un œuf d’oiseau non cacher : en effet, explique-t-elle, les œufs dans leur coquille ne diffusent pas de goût dans l’eau de cuisson, comme le veut l’expression qui avait cours à l’époque, « ça a aussi peu de goût que l’eau des œufs », tandis qu’un poussin, même dans sa coquille, transmettra un goût de viande au reste de la casserole. La logique sous-jacente est donc, au premier abord, celle d’un transfert de goût (netinat ta’am). Mais l’on se demande alors pourquoi un œuf, même présentant une tache problématique, équivaudrait, du point de vue du goût, à un poussin, plutôt qu’à l’œuf dont il présente encore toutes les caractéristiques, y compris donc, a priori, celle de ne pas transmettre de goût dans l’eau de cuisson. On peut répondre très simplement à cette difficulté en disant que Tossefot n’étendent la loi d’un poussin effectivement présent à celle d’un œuf ayant déjà le statut halakhique d’un poussin que par mesure de précaution, dans la mesure où il est très difficile de déterminer, dans les faits, le moment où l’œuf fécondé est plus un poussin qu’un œuf : on est donc allé le-‘humra en se basant sur le statut halakhique. C’est, en fait, une approche similaire à celle que Rashba adopte pour justifier le fait qu’une tache interdit potentiellement un œuf même si, dans les faits, on n’est pas réellement capable de dire si l’œuf est déjà fécondé ou juste en passe de l’être.
Cependant, on pourrait aussi adopter une démarche différente. L’exigence d’un bittul be-shishim n’est pas nécessairement liée à un problème de netinat ta’am et, dans la mesure où un œuf présentant une tache de sang problématique devient halakhiquement un poussin, elle appartient à un min, à une catégorie, différente de celle des œufs dans la mesure où il ne s’appelle plus « œuf » mais « viande » (contrairement à l’œuf d’un oiseau non cacher qui reste néanmoins un œuf). Ceci est vrai même si au niveau du goût il reste un œuf. Le fait qu’il appartienne à un autre min suffit à mettre en place l’exigence d’un bittul be-shishim. L’analyse précise de la relation entre la problématique de netinat ta’am, celle de bittul be-shishim et celle de la définition de min be-mino ou min be-she-eino mino fera, si D. veut, l’objet de cours des prochainement. On pourra d’ici là se reporter au Shul’han ‘Arukh 98, 2 avec la hagaha du Rama, et surtout au Shakh et au Pri ‘Hadash sur place.

Dernières précisions
Toutes ces analyses portent sur des œufs dont il y a à tout le moins à craindre qu’ils aient été fécondés par un coq. Dès lors que cette possibilité est écartée, par exemple lorsqu’il s’agit d’œufs pondus par des poules élevées en batterie, une tache de sang ne peut jamais interdire un œuf. Le Shulhan Arukh (66, 7) tranche de façon univoque qu’il faut néanmoins a priori enlever la tache de sang, bien que nous avons vu en début d’article, concernant l’analyse de Tossefot par le Rosh et Rashba, qu’il était possible d’envisager que de telles taches absolument non problématiques seraient même permises à la consommation.
Le Shulhan Arukh (66, 8) rapporte ensuite qu’il est permis a priori de manger des œufs que l’on a fait cuire sans les examiner, pas exemple des œufs durs, même s’il ne s’agit pas d’œufs en batterie, parce que l’on s’appuie sur le fait que la majorité des œufs ne contiennent pas de taches de sang (comme il l’explique dans le Beit Yossef au nom des Hagahot Maïmonyot, du Rashba, de Tossefot et du Rosh). L’examen des œufs, en vertu de cette majorité statistique, constitue une humra, comme le dit le Darkei Moshe au nom du Issur ve-Heter ha-Arukh.
Aujourd’hui, le public a tendance à considérer les œufs blancs comme « plus cachers » que les œufs bruns, sans en connaître véritablement la raison. Il est bon de préciser qu’il n’y a aucune différence essentiel entre les deux types d’œufs : ils sont pondus par des animaux de la même espèce, quoique de race différente, et peuvent les uns comme les autres être produits soit par des poules en batterie, soit par des poules élevée au grand air. La seule différence réside dans le fait que la coquille des œufs blancs, étant translucide, permet de trier industriellement ces derniers afin d’éliminer ceux qui présenteraient des taches – le consommateur, même non juif, n’aimant pas trop cela. Il s’agit donc d’une différence liée à des impératifs commerciaux. Ceux-ci ont pour nous l’incidence positive de faciliter l’examen a priori des œufs, mais la présomption de majorité statistique évoquée au paragraphe précédent est tout aussi valable pour les œufs bruns. Dans tous les cas, la différence entre œufs issus de l’élevage en batterie et ceux issus d’une agriculture plus traditionnelle entraîne pour nous des conséquences plus importantes. Il importe donc de garder à l’esprit ces éléments dans l’éventualité où le législateur imposerait à terme de ne produire que des œufs issus d’une agriculture plus respectueuse du bien-être des animaux.


[1] L’extrémité ronde selon notre version de Rashi ; l’extrémité pointue selon le Beit Yossef (YD 66, 3).
[2] La lecture de cette beraïta n’est apparemment pas la seule possible ; au contraire, la Tossefta (II, 12) a l’air d’indiquer que le sang des œufs est interdit de-Rabbanan. Cf. Tossefta ki-fshuta ad loc.

Translate