Continuons sur Rashi. Celui-ci précise que notre mishna commence par « des tavlin qui portent deux ou trois noms différents et qui sont du même min, ou qui sont de minim différents, interdisent et s’associent. » Il précise encore que les deux cas présentés dans la mishna sont soit trois tavlin de noms différents et de même min ou de nom et de min différents : deux situations dont l’une est plus extrême que l’autre (des tavlin de noms et de minim différents ont moins de points communs que des tavlin de noms différents mais de même min) La version qu’il exclut est celle du Rambam pour lequel la mishna évoque deux situations en miroir : des tavlin de même min mais de noms différents ou des tavlin de même nom mais de minim différents. Si Rashi exclut cette version, c’est, peut-on supposer, pour une raison précise. Apparemment, il considère qu’il est impossible que des tavlin puissent appartenir à des minim différents et porter le même nom. Il faut bien insister ici sur le fait que, bien qu’Abayé comme Rava semblent à première vu déterminer le min d’un aliment par un critère autre, que ce soit le ta’am ou le shem, la mishna suppose bien qu’il existe une définition du min indépendamment du shem (et du ta’am ; ce n’est pas explicite mais c’est clair). On a donc une double définition du min : un min de la réalité physique, une sorte de classification botanique, et un min halakhique : deux objets peuvent être de min réel différent mais, parce qu’ils partagent le même ta’am ou le même shem, relever du même min halakhique. Ici Rashi établit une hiérarchie dans la mishna : dans la mesure où des tavlin de minim différents ne peuvent pas porter le même shem, la seule fonction du shem ici est de déterminer des sous-catégories du min. C’est le sens de son exemple de noms différents pour un même min : du poivre noir, du poivre blanc et du poivre long. Il s’agit clairement du même min, mais ils portent des noms différents. En quoi ces noms sont-ils différents ? Ce sont des noms composés avec un premier élément, « poivre », qui renvoie au min, et un élément secondaire, « noir » ou « blanc » qui désigne une sous-catégorie du min mais qui, nous dit la mishna, ne remet pas en cause son unité. Il s’agit d’un cas très différent, si l’on y regarde bien, de celui discuté par Abayé et Rava, celui du « vinaigre de vin » et du « vinaigre d’alcool » : dans ce dernier cas, c’est le deuxième terme, le déterminant, qui désigne le min, c’est-à-dire l’origine de l’aliment en termes de classification naturelle : l’un provient de la vigne, l’autre d’un autre produit, des pommes si l’on parle de vinaigre de cidre. Il est clair qu’en termes de minim naturels le raisin et la pomme sont des espèces différentes : le fait qu’il partagent le même « nom » de vinaigre relève d’un autre ordre.
Le Rambam (hma 16, 14-15), lui, lit la Mishna comme proposant deux ordres de classification complémentaires : la classification par le min, même si les noms sont différents (karpass des rivières vs. karpass de potager), comme Rashi ; et la classification par le shem, même si les espèces sont différentes, comme du levain de froment et du levain d’orge, ce qui équivaut au cas des deux vinaigres de la Gemara. Le Rambam adopte une version de la Mishna qui fonctionne aussi bien, immédiatement, pour Abayé que pour Rava, et même plus pour Rava qu’Abayé, puisqu’elle énonce que le shem est un principe de classification aussi valable que le min. Rashi ne suit clairement pas cette approche : selon lui, la mishna va essentiellement selon Abayé, pour qui l’unité du min est valable malgré la diversité des noms, mais pas l’inverse.
Suite de Rashi : « osserin u-mitstarefin », « interdisent et se combinent » : Rashi comprend que cela signifie « s’associent pour interdire » ; plus précisément, il s’agit de tavlin qui, pris séparément, n’interdiraient pas la marmite dans laquelle ils tomberaient parce qu’ils seraient en trop petite quantité, mais ici s’ajoutent les uns aux autres et contribuent ensemble à interdire la marmite. Cette logique demande à être expliquée dans la mesure où elle semble contredire un principe que l’on retrouve souvent dans la Gemara, qui veut que « issurim mevatelim zé et zé » : les interdits contribuent au bittul l’un de l’autre. Imaginons qu’on a une marmite de 59 mesures de heter dans laquelle tombent 1 mesure d’un issur A et 1 mesure d’un issur B, par exemple du sang et de la graisse interdite (‘helev) : non seulement je ne dis pas que j’ai 2 mesures de issur contre 59 mesures de heter et qu’il n’y a donc pas de bittul, mais je dis que les 59 mesures de heter plus le dam s’associent pour être mevatel le ‘helev et simultanément j’ai 59 mesures de heter plus 1 de ‘helev qui sont mevatel le dam, et donc tout est permis. Ce n’est pas le heter seulement qui est mevatel le issur mais n’importe quel issur n’appartenant pas au même min. Plus radical encore, le cas dit « ha-piggul ve-ha-notar » de Reish Lakish énonce que si j’ai un kazayit de viande piggul (sacrifice abattu avec l’intention d’en consommer la viande hors du temps prescrit), un kazayit de viande notar (qui a dépassé le temps prescrit, même si le sacrifice était valable) et un kazayit de viande tamé (rendue impure), si je les mangeais séparément, j’encourrais trois peines distinctes, mais si j’en forme une boulette et que je consomme les trois ensemble, c’est interdit mais je suis dispensé des trois peines car chaque kazayit est batel dans les deux autres, même si l’on n’est en présence que de morceaux interdits et qu’on ne peut pas dire qu’ils s’opposeraient les uns aux autres et auraient des effets inverses puisqu’il s’agit de trois morceaux de viande (il s’agit juste d’interdits différents). Ici on a une logique inverse : des tavlin de sous-espèces, voire d’espèces différentes s’ajoutent les uns aux autres pour interdire une marmite en contribuant ensemble à rendre perceptible un goût qu’ils ne pourraient pas créer séparément.
La raison en est, continue Rashi, que selon Hezekia, ces tavlin contribuent à un même effet de metika, littéralement d’édulcorant, et que c’est pour cela qu’ils s’associent. Ces tavlin ont un goût, sinon absolument identique, du moins ayant un effet similaire : on remarquera que Rashi ne dit pas « she-kulan ta’am eh’ad », qu’ils auraient le même goût, mais « she-kulan ta’aman matok », ils ont tous un goût doux « u-mi-shum hakhi mitstarefin de-ta’aman shavé le-matek ba-hen ha-kadeira », et pour cette raison ils s’associent, parce que leur goût est équivalent en termes de pouvoir édulcorant dans la marmite. Le fait que les goûts aient le même effet entraîne qu’ils ne s’annulent pas les uns les autres mais qu’au contraire ils s’ajoutent les uns aux autres. On a un « zé ve-zé gorem » à l’envers : d’habitude quand deux causes, dont l’une est interdite, ne suffisent pas indépendamment à produire un effet, et que c’est seulement la conjonction des deux qui le produit, le résultat est permis dans la mesure où on ne peut attribuer l’effet à la seule cause interdisant. De même ici on aurait pu penser que dans la mesure où aucun des tavlin ne peut à lui seul produire un effet dans la marmite, on ne peut attribuer l’effet combiné des tavlin à aucun des tavlin en particulier et que la marmite reste donc permise. On nous indique ici que ce n’est pas la logique suivie : au contraire ici c’est la combinaison des deux causes qui crée l’interdit. Selon la lecture de Rashi, pour Hezekia, ce qui est opérant ici c’est que les goûts ont un même effet : c’est pour cette raison qu’on considère que les tavlin, aussi différents soient-ils par ailleurs (en termes de min naturel ou de shem), sont considérés ici comme un même objet parce que leur effet est le même. Pour ce qui est d’être considérés comme un seul objet, c’est l’effet gustatif qui est déterminant, nous dit Hezekia.
Reste à comprendre comment ce développement sert de preuve à Abayé. Celui-ci veut prouver que du jus de raisin dans des raisins s’appelle min be-mino parce que le goût est similaire et qu’il n’y a donc pas bittul, et à l’inverse que du vinaigre de vin dans du vinaigre d’alcool, ou de la bière de froment dans de la bière d’orge, sont batel parce que le goût est différent et que ce n’est donc pas min be-mino. Mais la beraïta de Hezekia, tout comme la mishna sur laquelle elle se base, ne parle pas, à première vue, de bittul ou de non-bittul min be-mino : elle parle du fait que des tavlin qui sont, sous tous autres rapports, min be-she-eino mino, s’ajoutent quand même les uns aux autres quand ils ont le même effet gustatif. Pour comprendre le lien entre les deux problématiques, énumérons les cas identifiés par Rashi dans cette beraïta, selon la lecture d’Abayé :
1. même min et même shem : c’est le même tavlin donc a priori c’est le même goût ;
2. même min et shem différent : c’est la même famille de tavlin, comme les différents poivres, donc ils ont des goûts similaires et c’est pourquoi ils se combinent (on peut déjà remarquer que ce ne sera pas forcément vrai pour l’exemple du Rambam des différents karpass, qui ont peut-être des goûts très différents, et qui seraient peut-être considérés par Rashi comme de simples homonymes) ;
3. min différent mais même shem : ce cas, d’après Rashi, n’est pas envisagé dans la mishna parce qu’il ne rentre pas dans la logique. C’est au contraire de son exclusion dans la mishna qu’Abayé tire preuve contre Rava dans le cas du vinaigre de vin et du vinaigre d’alcool ;
4. min et shem différents : s’associent uniquement s’ils ont le même effet gustatif.
Autrement dit, le seul vrai min qui est déterminant, c’est l’effet gustatif. Si deux aliments ont le même effet gustatif, ils sont de même min, et donc sont en réalité le même objet : c’est pourquoi non seulement ils ne s’annulent pas l’un l’autre, mais en plus ils s’ajoutent l’un à l’autre. On comprend maintenant pourquoi Rashi refusait de limiter la discussion entre Abayé et Rava, dans les exemples ramenés, à des problèmes particuliers de yayin nesekh ou de tevel : parce que d’après la logique induite par la beraïta, c’est le fait que l’on soit dans du min be-mino en général qui empêche le bittul, parce que le même ne peut pas annuler le même. Si l’on a posé cela, on résout plusieurs problèmes :
- on n’a plus de contradiction avec le dam et le ‘helev qui s’associent aux 59 mesures de heter, puisque là-bas les goût sont différents, donc les effets gustatifs s’opposent et on comprend que la logique de bittul s’applique parce qu’on est dans du min be-she-eino mino ;
- on a toujours une contradiction avec Reish Lakish qui parlait de bittul min be-mino, mais cela n’est pas trop dérangeant dans la mesure où Abayé suivrait ici Rav et Shmuel qui tiennent comme Rabbi Yehuda alors que Reish Lakish tient comme les hakhamim ;
- on comprend enfin pourquoi Rashi comprend « osserin u-mitstarefin » comme « s’associent pour interdire » dans la mesure où cette logique de min be-mino lo batel, qui est celle de Rabbi Yehuda, n’est valable que dans la’h be-la’h (cf. plus haut). On ne pourrait pas défendre ici, comme le fait Rashbam dans le Tossefot correspondant, que « osserin » parle de la’h be-la’h et « mitstarefin » parle de yavesh be-yavesh.
On a jusqu’à présent développé la logique d’Abayé, qui s’appuie sur cette beraïta de Hezekia, qu’il tient pour la seule lecture possible de la mishna. Rava va s’opposer à cette lecture, mais notons tout de suite qu’il ne remet pas en cause le principe général énoncé par Abayé selon lequel min be-mino n’est pas batel. Par contre, il diffère dans l’analyse de la mishna. Celle-ci, selon la girsa de Rashi, ne peut pas aller dans le sens d’Abayé puisqu’elle fait du shem un critère secondaire : un shem différent peut affaiblir l’unité du min, mais l’identité de shem ne peut pas unifier des aliments différents dans un même min. Mais pour Abayé cette mishna n’est pas un problème puisqu’elle relève d’une autre logique, celle de Rabbi Meïr, pour lequel tous les issurim s’ajoutent les uns aux autres : « kol she-ti’avit lakh harei hu be-bal tokhal », tout ce que la Torah a interdit comme aliment relève d’un interdit global de « ne pas manger », autrement dit s’ajoute à chaque interdit particulier lié à un objet (le sang, le ‘helev, etc.) un interdit global, lié à la personne, de ne pas faire acte de manger de l’interdit, même si cet interdit est un agglomérat de plusieurs interdits différents dans leur min, leur shem et leur goût. Pour Rava, nous explique donc Rashi, la lecture de Hezekia est inutile et à la limite du contresens : la mishna ne dit pas « des interdits de même min et de noms différents, ou même de min et de noms différents, se combinent quand même tant qu’ils ont un effet gustatif similaire », ce qui induit que les critères du min et du shem sont secondaires par rapport au goût, mais dit bien « même des interdits de même min et de noms différents, et même des interdits de min et de noms différents, se combinent quand même parce que tous les interdits se combinent », formulation qui prend bien pour hypothèse de départ que même en faisant abstraction du hiddush de Rabbi Meïr les critères premiers pour que des interdits se combinent sont bien le min et le shem.
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