Bienvenue sur le blog Yoreh Deah !
Comme son titre l'indique, il est consacré aux questions de איסור והיתר, et plus spécifiquement aux questions de cacherout à partir des textes : Gemara 'Hullin, Yoreh Deah, Pri Megadim... que j'essaie modestement d'enseigner dans divers batei midrashim parisiens.
Vous retrouverez ici le programme de mes cours, mais aussi leurs enregistrements vidéo semaine après semaine, les archives audio des années précédentes, ainsi que des synthèses sous forme de textes.

Horaires des cours proposés :
Niveau avancé: le lundi soir de 21h à 22h30, à la Yéchiva des étudiants de Paris, 10 rue Cadet, dans le bureau du haut.
Niveau intermédiaire : le dimanche matin de 11h à 12h à Ohalei Yaacov au 11, rue Henri-Murger, à l'étage sur la gauche.
En espérant vous voir nombreux !

Rechercher dans ce blog

vendredi 25 mai 2012

Suite du Rambam : la notion de pe'ula


Le Pri Hadash répond qu'il aurait été possible d'établir la mishna dans Shabbat en accord avec ce qu'il a établi comme étant la lecture que, selon Rambam, Rava donne de la mishna dans Orla, à savoir qu'il n'y a tsiruf que s'il y a un min commun ou au moins un shem commun ; et on pourrait même comprendre la Gemara dans Shabbat, qui rapporte Hezekia, comme une manière d'exacerber la contradiction apparente entre la mishna dans Shabbat (qui semble dire qu'il y a toujours tsiruf même quand les shemot et les minim sont différents) et la beraïta dans Orla qui, dans une telle configuration, demande au minimum le critère de Hezekia, même selon Rabbi Meïr. Le problème est que Rambam, dans Hilkhot Shabbat IX, 5, rapporte cette mishna de Shabbat sans autre précision, alors qu'on aurait attendu qu'il précise qu'il faut, en accord avec Rava, qu'il y ait ou le min ou le shem de commun. Le Pri Hadash avance alors la réponse que nous avions rapportée dans l'analyse de Tossefot (et, mistama, c'est parce que nous souvenions du Pri Hadash que nous l'avions retrouvée), à savoir que le tsiruf fonctionne dans Shabbat même selon le seul critère de Hezekia et même si l'on est possek que la halakha n'est par ailleurs pas comme Rabbi Meir parce que le critière de lefi she rauy lematek bah et ha-kadeira n'est pas un critère de taam mais un critère de pe'ula : il s'agit ici de l'effet produit par ces tavlin, effet recherché qui correspond à leur usage standard ; or c'est précisément cet usage standard qui est déterminant dans ces hilkhot shabbat. Mais alors, répond le Pri Hadash, si l'effet gustatif (qui se différencie, au fur et à mesure de notre analyse, de plus en plus du taam) est un aspect essentiel de la définition des tavlin, pourquoi n'est-il pas pris en compte également dans hilkhot maakhalot assurot ?
La hasaga du Raavad permet d'approfondir ce problème. Elle est proche de la remarque de Tossefot sur Rashi : si le shem n'est en fait qu'une sous-catégorie de min, il ne sert à rien ; s'il renvoie à une simple homonymie, on ne voit pas pourquoi cela aurait un impact halakhique. Et, de fait, on voit dans le peirush sur la Mishna que le Rambam définissait aussi les différents karpass comme exemple de même shem pour des minim différents, alors que c'est l'inverse dans le Mishneh Torah. Le Pri Hadash explique qu'il est revenu sur son premier avis précisément à cause du problème de l'homonymie, qui ne saurait avoir d'impact halakhique, et qu'il définit le shem halakhiquement valable comme un shem reflétant une pe'ula : ainsi les différents types de levain, qui ont tous le même effet, ou les différents types de vinaigre, même si leurs composants sont différents. Par contre, les différents types de karpass, si l'on estime qu'ils ont des effets différents, ne peuvent donc pas être considérés comme partageant le même shem (sinon une simple homonymie) et sont mistarefin du fait qu'ils sont de même min. Le Pri Hadash rapporte une explication alternative (qui se trouve déjà chez le Ramban) selon laquelle seor shel hitin ve-seor shel se'orim sont shem ehad parce qu'on les désigne communément comme seor sans autre qualificatif tandis que les différents karpass sont des shemot différents parce qu'on précise systématiquement « karpass shel neharot » ou « karpass shel gina » ; il ne voit cependant pas la pertinence de cette distinction, la qualifiant de « divrei neviut » (autrement dit, ça sort un peu de nulle part). Il me semble que cette distinction va en fait précisément dans son sens. En effet, si l'on prend le langage non pas selon son aspect de description objective du monde mais selon son aspect de communication, on comprend tout à fait que si l'usage est identique pour les différents types de seor, même si leurs composants sont différents, on peut dire à quelqu'un « mets du seor dans cette pâte » ; par contre, si l'usage est différent, même si le min est identique, on ne peut pas dire stam à quelqu'un « mets du piment dans ce plat », parce que l'effet du piment doux est très différent de celui du piment de cayenne : on est obligé de préciser « piment doux » ou « piment de cayenne ». L'usage détermine donc le shem, et parfois ce shem n'est pas un seul mot mais un syntagme dont l'un des éléments est le min, justement dans les cas où il n'y a pas de correspondance exacte entre l'identité de min et l'identité de pe'ula.
Les exemples donnés dans le peirush ha-Mishna corroborent cette lecture. Là-bas, on donne comme exemple de même min mais shemot différents la qâlqah en arabe classique, hâl ou hîl en arabe moderne, qui signifie selon R. Kaffah la cardamome : on conçoit très bien que les différents types de cardamome (blanche, verte, etc.), même s'il s'agit exactement de la même plante à différents stades de maturation, sont employés dans des usages différents parce que leurs effets gustatifs sont différents. À l'inverse, explique encore R. Kaffah, il existe des tavlin qui, bien qu'ils appartiennent à des espèces botaniques différentes, se prêtent à un même usage (comme le karpass ici, contrairement au Mishneh Torah), et de ce fait portent le même shem. Cela reflète deux modes de rapport au monde : soit on envisage les objets selon leur nature « scientifique » ou « naturelle » - c'est le min -, soit on les envisage en tant qu'outils, selon leur usage – c'est le shem. Par contre, il est important de préciser que pour Rava et pour le Rambam à sa suite, une identité de pe'ula qui ne se reflèterait pas dans l'identité des shemot ne serait pas suffisante à établir un tsiruf et, plus globalement, un min be-mino – sauf d'après Rabbi Meir.
Le critère intervient cependant pour définir ce qu'on appelle tavlin. Le Rambam, dans le peirush ha-Mishna, précise bien qu'on n'appelle pas seulement tavlin les épices, comme le poivre ou la cannelle, mais que cela inclut également tout ce qui s'utilise pour relever le goût d'un plat, comme l'ail, l'oignon, le vin ou l'huile. Or il est bien clair que l'oignon peut s'utiliser aussi comme légume, dans une salade par exemple, ou dans une soupe à l'oignon ; mais ce n'est pas le même usage que quand on prépare un fond d'oignons pour un autre type de plat. Dans le premier cas, on utilise l'oignon en tant qu'oignon, on recherche le goût et éventuellement la texture de l'oignon : le critère essentiel est alors le taam. Dans le second cas, on ne cherche pas à donner un goût d'oignon, mais à rehausser le goût de la viande ou d'autre chose : on recherche la pe'ula de l'oignon en tant qu'exhausteur de goût. Le critère est donc non pas le taam mais la pe'ula, ce qui est sensiblement différent. On comprend mieux pourquoi la mishna regroupe les cas de mehamets et de metavel et semble les distinguer de la netinat taam classique : en effet, dans metavel comme dans mehamets, la netinat taam est secondaire par rapport à la pe'ula. Et un même ingrédient peut avoir un din de tavlin ou non selon l'usage que l'on en fait. Selon les mots du Rambam, אם נתכוון באחד מאלו וכיוצא בהן להשביח האוכל נקראין תבלין, « Si l'on avait l'intention, en utilisant l'un des ingrédients mentionnés ci-dessus ou d'autres similaires, d'améliorer le plat, alors ils sont appelés tavlin ».
Il faudrait sans doute, pour être complet et pour aller dans le sens du Rambam, étudier la sugya correspondante dans le Yerushalmi (Orla II, 5), où l'on trouve même une notion de noten taam lishvah muttar...

vendredi 18 mai 2012

Divers klalim sur min be-mino : Ran sur Nedarim 52a, Tossefot sur Beitsa 38b-39a, Ramban sur AZ 66a

Définition de min be-mino selon le Ran (sur Nedarim 52a)

On connaît la mahloket entre Rabbanan et Rabbi Yehuda concernant min be-mino, dans la sugya dite de dam ha-par ve-dam ha-sa'ir (Menahot 22a) : pour Rabbanan il n'y a pas de bittul d'un dam dans l'autre parce que les deux sont kesherim la-zerika, pour Rabbi Yehuda il n'y a pas de bittul parce qu'il n'y a jamais de bittul dans min be-mino. Le Ran, qui vise dans le contexte de Nedarim à élucider pourquoi un davar she-yesh lo matirim n'est pas batel dans min be-mino mais est batel be-shishim dans min be-she-eino mino, explique que la logique de Rabbi Yehuda est qu'il n'y a pas de bittul dans min be-mino parce les deux éléments sont en fait la même chose et que donc, loin de s'annuler, ils se renforcent, se confirment l'un l'autre. Et, continue le Ran, en vérité, Rabbanan sont d'accord sur ce postulat fondamental. Après tout, il est bien clair que de la viande de bœuf cachère, par exemple, ne peut pas être batel dans de la viande de bœuf cachère : cela n'aurait aucun sens, puisqu'il s'agit de la même chose. Rabbanan et Rabbi Yehuda sont en désaccord sur le critère qui permet de définir si c'est « la même chose » (min be-mino) ou pas : pour Rabbi Yehuda c'est l'identité naturelle, essentielle, de l'objet (dimion ha-etsem), pour Rabbanan c'est l'identité de statut halakhique, permis ou interdit (dimion ha-heter). Pour Rabbanan comme pour Rabbi Yehuda, si les divers éléments sont de même etsem et de même din, il s'agit d'un min be-mino absolu et il n'y a pas de bittul : c'est le cas de dam ha-par ve-dam ha-sa'ir. Pour Rabbi Yehuda, deux éléments seront min be-mino dès lors qu'il sont de même etsem (par exemple de la viande de bœuf), même si l'un est muttar et l'autre assur ; pour Rabbanan au contraire, selon l'explication du Ran, deux éléments seront min be-mino au sens où il n'y aura pas de bittul possible lorsque l'on sera dans du heter be-heter, même quand le etsem est différent, par exemple de la viande et du pain (shita qui n'est pas sans poser quelques problèmes au niveau de la halakha : cf. Rama sur YD 99, 6, qui explique que, si du lait a été rendu batel dans un volume d'eau 60 fois supérieur, on peut cuire de la viande dans cette eau infinitésimalement lactée, même si la viande en elle-même ne représente pas 60 fois le volume initial de lait ; cf. également Pri Megadim, petiha sur hilkhot Taarovet II, 1, halav haya be-halav shehuta) ; par contre, dès que l'on sera dans un issur be-heter, on ne sera déjà plus pour Rabbanan dans du min be-mino absolu (même si on continuera à appeler cela du min be-mino en regard du etsem) et il y aura donc bien bittul.
C'est à partir de cela que le Ran hiérarchise les différents types de davar she-yesh lo matirim. Le premier type de davar she-yesh lo matirim se définit par rapport au critère temporel : par exemple, un aliment interdit à cause d'un neder, dans la mesure où tout neder a vocation à être annulé, est donc totalement interdit à présent mais sera totalement permis à un moment du futur. Cet aliment a donc à la fois un aspect permis et un aspect interdit ; selon Rabbanan qui définissent min be-mino et min be-she-eino mino selon le heter et le issur, il est donc entre les deux sur cette échelle : c'est pourquoi, selon le Ran, ils ont été mahmir quant à son bittul dans un cas de min be-mino d'après le etsem (puisqu'il s'agit alors d'un min be-mino selon le etsem et d'un quasi min be-mino selon le heter, et qu'on se rapproche donc d'un min be-mino absolu comme dam ha-par) mais pas en cas de min be-she-eino mino selon le etsem (même si, selon le heter, il ne s'agit pas non plus d'un min be-she-eino mino véritable).
Le deuxième type de davar she-yesh lo matirim se définit par rapport au critère spatial : quelque chose qui est déjà complètement permis maintenant, mais pas partout. Le Ran en voit un exemple en Beitsa 38b-39a, à propos d'une femme A qui, pendant Yom Tov, a pétri une pâte avec du sel et de l'eau prêtés par une femme B : le pain qui en résulte ne peut être consommé que dans l 'espace commun aux tehumim des deux femmes. Pour le Ran, le sel et l'eau sont min be-she-eino mino par rapport à la farine, mais dans la mesure où ils sont consommables immédiatement, quoique pas en tout lieu, il s'agit d'un davar she-yesh lo matirim encore plus proche du heter qu'un davar she-yesh lo matirim temporel et donc, pour Rabbanan, il convient d'être encore plus mahmir quant à son non-bittul puisqu'on est très proche du min be-mino en termes de heter be-heter : on est donc gozer non seulement dans min be-mino, mais même dans min be-she-eino mino.
Le troisième type de davar she-yesh lo matirim envisagé par le Ran se définit par rapport au critère de l'objet (objectif). Le Ran en voit un exemple dans le Rif à propos d'un pain cuit dans un four en même temps qu'un rôti de viande (Rif Hullin 32b d'après Pesahim 76b), qu'on n'a pas le droit de manger avec du fromage. Le Rif explique que, bien que la halakha suive Levi1 pour lequel reiha lav milta hi, « le fumet n'a pas de pertinence halakhique », il faut comprendre que reiha est en réalité une forme de taam, mais tellement faible qu'il est toujours batel, peu importe les proportions. Cela suppose cependant qu'un bittul soit en soi possible. Or, dans le cas du fumet de viande imprégné dans le pain, on est dans du heter be-heter gamur puisque le résultat est parfaitement consommable dès maintenant en tout lieu. Il n'y a donc pas de bittul, le pain a un statut bassari et il est interdit de le consommer avec du lait. On notera cependant que le Ran sur le Rif là-bas (Hullin 32b) réfute cette approche en expliquant que si le fromage avait été cuit directement dans le même four que la viande, bediavad il ne serait pas interdit à cause de reiha et qu'il n'est pas raisonnable, dans la même logique de reiha, d'être plus mahmir dans le cas du pain. Il explique que ce cas du pain relève des humrot classiques de bassar be-halav et non de la stricte logique de reiha.
Le dernier type de davar she-yesh lo matirim envisagé par le Ran se définit par rapport au critère de la personne (subjectif). Le Ran en trouve un exemple dans Yevamot 81b-82a à propos d'un morceau de viande hatat mélangé dans des morceaux de viande hullin et pour lequel il n'y a pas bittul. Rav Ashi dit que la raison de ce non-bittul est à chercher dans le statut de davar she-yesh lo matirim de ce morceau de viande hatat : en effet il est interdit à un israël mais permis à un cohen. La Gemara rétorque cependant que cette approche est erronée car cette viande sera toujours interdite au israël et permise au cohen : dès lors, explique le Ran, il n'y a aucune raison d'imposer une humra au israël à cause du heter présent du côté du cohen, puisque jamais le israël ne deviendra cohen : pour le israël, le morceau de viande hatat n'est donc pas davar she-yesh lo matirim.
La hiérarchie des min be-mino en termes de heter et de issur est donc pour le Ran la suivante :


Exemple type
din
Heter be-heter absolu
Dam ha-par ve-dam ha-sa'ir
Pas de bittul deOrayta, dans min be-mino comme dans min be-she-eino mino
Davar she-yesh lo matirim objectif
Pain cuit dans le même four que de la viande
Selon le Rif, pas de bittul du reiha (deRabbanan)
Davar she-yesh lo matirim spatial
Eau et sel à yom tov
Pas de bittul ni dans min be-mino ni dans min be-she-eino mino (deRabbanan)
Davar she-yesh lo matirim temporel
neder
Pas de bittul dans min be-mino (deRabbanan)
Issur be-heter
Viande taref dans viande cachère
Bittul même dans min be-mino


Autres remarques sur min be-mino

Nous avons évoqué la sugya dans Beitsa 38b à propos de la pâte fabriquée avec de l'eau et du sel qui sont davar she-yesh lo matirim dans ce contexte. Le Ran a défini que cette configuration devait être analysée comme un min be-she-eino mino et que le non-bittul s'expliquait par le fait que le davar she-yesh lo matirim était de type spatial, et donc plus proche du heter que le davar she-yesh lo matirim temporel pour lequel le non-bittul n'est décrété que dans min be-mino. Tossefot sur place adopte cependant une autre approche : ils maintiennent que c'est bien uniquement dans min be-mino que davar she-yesh lo matirim n'est pas batel et définissent l'eau et le sel comme min be-mino par rapport au pain final, dans la mesure où il s'agit d'éléments indispensables à la fabrication du pain : il n'y aurait pas de pain sans eau ou sans sel, il s'agit donc du même objet, en tout cas dans ce contexte là – on n'ira pas jusqu'à dire que du pain qui tombe dans l'eau est également min be-mino.
Min be-mino se définit donc non seulement selon la nature physique des choses, mais aussi en fonction du contexte dans lequel elles sont mélangées.

Par ailleurs, le Ramban (sur Avoda Zara 66a) explique que du levain (seor) et de la pâte (issa) doivent, d'après la mishna de Orla (perek 2, kol ha-mehamets) sont min be-mino alors même qu'a priori ils ne répondent ni au critère d'Abayé – le taam – ni au critère de Rava – le shem. Le fait que les deux soient fabriqués à partir de froment, par exemple, ne devrait pas être suffisant pour dire qu'ils partagent le même min puisque l'on voit bien que, pour Rava, du vin jeune et du raisin ne sont pas min be-mino alors même qu'il s'agit à l'origine du même produit et qu'ils partagent en plus le même goût, comme le montre la position d'Abayé. Le Ramban explique qu'il s'agit dans le cas du levain et de la pâte de min be-mino parce qu'il est dans la nature de la pâte de fermenter et de devenir à son tour du levain : il s'agit d'un processus naturel et inévitable, alors que du raisin ne se transforme pas tout seul en jus de raisin. On peut peut-être trouver un distinguo similaire en Gittin 85ba.
1On notera que le Shulhan Arukh (YD 108) est quant à lui possek comme Tossefot, que la halakha suit Rav pour lequel reiha milta hi – mais uniquement dans un petit four non ventilé.

Rambam et Raavad sur AZ66 d'après le Pri Hadash YD 98, 7: version texte. Première partie.

Dans Hilkhot maakhalot assurot XVI, 14-15, le Rambam écrit :

יד  תבלין שהם שניים או שלושה שמות ממין אחד, או שלושה מינין משם אחד--מצטרפין לתבל ולאסור, וכן לחמץכיצדשאור של חיטין ושאור של שעורין--הואיל ושם שאור אחד הוא--אינן כמין ושאינו מינו, אלא הרי הן כמין אחד; ומצטרפין לשער בהן כדי לחמץ בעיסה של חיטין, אם היה טעם שניהן טעם חיטין, או כדי לחמץ בעיסה של שעורין, אם היה טעם שניהן טעם שעורין.
טו  שלושה שמות ממין אחד כיצדכגון כרפס של נהרות וכרפס של אפר וכרפס של גינה--אף על פי שלכל אחד מהן שם בפני עצמו--הואיל והן מין אחד, מצטרפין לתבל.

Et le Raavad note sur cette dernière halakha :

אע"פ שכל אחד מהם וכו' . א"א זה אינו כלום שהרי כל אלה שם אחד הוא שהרי חמירא דחיטי וחמירא דשערי וחלא דחמרא וחלא דשכרא חד שמא חשיב להו בע"ז ועוד השמות הללו איסורין הן:

L'analyse de ces passages à la lumière des commentaires de Rashi et de Tossefot amène à plusieurs remarques (je laisse pour l'instant de côté l'analyse de la combinaison des levains et son lien avec la problématique de min be-mino ; nous y reviendrons bs''d plus tard) :

  1. En XVI, 15, Rambam a la même shita que Rashi, à savoir que le shem de la Mishna signifie un nom véritable (shem mamash) et non une catégorie halakhique. Plus encore, le shem est compris comme une sous-espèce du min : karpas shel neharot, karpas shel efer et karpas shel gina sont de même min et de shem différents, c'est-à-dire que le min est indiqué par le premier nom (karpas) et le shem est indiqué par le déterminant (shel neharot etc.), comme chez Rashi où pilpel indiquait le min et lavan, shahor, etc. indiquaient le shem. Ceci correspond à la reisha de la mishna. Là-dessus le Raavad vient apporter une double remarque : d'une part que l'exemple donné par Rambam où le premier nom est le min et le second le shem revient en réalité aux exemples cités par Rava (hala de-hamira ve-hala de-shikhra etc.) dans lesquels il est explicite que c'est au contraire le premier nom qui est le shem et le déterminant qui renvoie au min « naturel », d'autre part que l'expression « shem » dans la mishna désigne une catégorie d'interdits. On reconnaît là la shita de Tossefot – en apparence.
  2. En apparence seulement parce que l'argument qu'il met en œuvre n'est pas du tout le même que celui de Tossefot, et pour cause : Raavad et Rambam partagent une shita qui est aux antipodes de l'hypothèse de départ partagée par Rashi comme par Tossefot. On se rappelle que pour Rashi le shem ne pouvait être qu'une sous-espèce du min, qu'il était impossible, si on comprenait shem comme shem mamash, qu'il existe des tavlin de même shem et de min différent. Tossefot était d'accord sur ce point, précisant même que dès lors que des tavlin étaient de min différent, le fait qu'ils partagent le même shem relevait de la pure homonymie et ne saurait avoir de signification halakhique. Cependant, comme la suite de la mishna envisageait le cas de figure où des tavlin étaient de même shem et de min différent, Tossefot concluait que shem signifiait issur. Chez Rashi comme chez Tossefot, la notion de shem dans la mishna était en tout cas complètement dissociée de la notion de shem utilisée par Rava, qui envisage des éléments de même shem et de min différent et pour qui shem ne signifie clairement pas issur. Or Rambam (XVI, 14) reformule au contraire la seifa de la mishna pour exprimer en réalité la shita de Rava. Il considère donc que shem dans la mishna ne signifie pas issur, que le sens de shem est identique dans la mishna et chez Rava, et qu'il est possible d'envisager des éléments de min différent et de même shem mamash dans la mishna même. Raavad admet également cela en termes de psak, à savoir que le shem (selon la définition de Rava) fonctionne comme une sur-catégorie qui couvre plusieurs minim ; ce qu'il réfute au contraire, c'est la définition de Rashi pour qui le shem fonctionne comme une sous-espèce du min. Pour lui, que l'on ajoute un déterminant à « karpas » ou à « pilpel » n'est pas signifiant halakhiquement : non seulement les tavlin en question restent de même min mais ils restent aussi de même shem. Il s'agit donc de l'argument inverse de Tossefot : dès lors que des tavlin font partie du même min et partagent de ce fait un même shem principal, on ne voit pas pourquoi un shem secondaire viendrait changer quoi que ce soit. La seule façon de comprendre la reisha pour Raavad est donc de lire shem comme shem issur.
  3. Il reste encore à élucider comment Raavad comprend le rapport entre la reisha, où shem signifie issur, et la seifa, où shem est à comprendre selon Rava. Cette lecture de shem comme issur semble d'ailleurs partagée par Rambam en XIV, 6 :

    ה  [ו] ייראה לי שכל החייב בתרומה ומעשרות--מצטרף לכזית בטבל, מפני שהוא שם אחדהא למה זה דומה--לנבילת השור ונבילת השה ונבילת הצבי, שהן מצטרפין לכזית כמו שביארנו.

Ce qui paraît surprenant dans la mesure où il s'agit d'une lecture qu'il rejette implicitement en XVI, 14-15.

  1. Sur cette halakha XIV, 6, Raavad note en outre :

יראה לי שכל החייב בתרומה ובמעשרות וכו'. א"א בעינן טעמן שוה כדאמרינן בעלמא ג' שמות והם מין אחד שלשה מינין והם שם אחד אסור ומצטרפין ובירושלמי ניחא ג' שמות והן מין אחד ג' מינין והם שם אחד אמר חזקיה במיני מתיקה אלמא אפילו באיסור אחד דהיינו שם אחד בעינן טעם אחד והני שבעה מיני טבל לאו חד טעמא נינהו

Autrement dit, le fait de partager un shem issur n'est pas un critère suffisant pour être mistaref, il faut encore recourir au critère de Hezekia. On retrouve là, encore une fois, la mahloket entre Rashi et Tossefot, maintenant quant à savoir si le critère de Hezekia est encore pertinent une fois que Rava a établi que la mishna allait selon Rabbi Meir pour lequel tous les issurim sont mistarefim : Rambam penserait que non, comme Rashi, Raavad que oui, comme Tossefot. Sauf que Rashi et Tossefot ne disaient pas explicitement si, selon Rava, la halakha suivait Rabbi Meir sur ce point, et Tossefot pouvait même laisser à penser que c'était bien le cas (même si nous avons proposé une autre lecture de Tossefot sur ce point en regard de Shabbat 89b). Pour Rambam et Raavad cependant, les choses sont bien moins simples puisque Rambam est possek à la fois que la halakha suit Rava (cf. XVI, 35), que la halakha ne suit pas Rabbi Meir (XIV, 5) et que la halakha suit la mishna de Orla (II, 10) puisqu'il la reprend en XVI, 14-15. Comment cette combinaison est-elle possible, dès lors que Rava démontre que cette mishna doit être comprise dans le cadre de la shita de Rabbi Meir ?
Telle est la première question que formule le Pri Hadash (YD 98, sk 7) sur ce Rambam. Nous allons maintenant suivre le Pri Hadash.

Le Pri Hadash explique qu'en réalité il convient de distinguer la lecture qu'Abayé donne de la mishna, celle qu'en donne Rava, la façon dont Abayé comprend la shita de Rava et la réponse que donne Rava à Abayé dans le cadre de ce débat. Rava comprend la mishna de la manière directe dont Rambam l'a reformulée : les tavlin sont mistarefin s'ils sont de même min, même s'ils sont de shem différent (reisha de la mishna), et ils sont également mistarefin s'ils sont de même shem, même s'ils sont de min différent (seifa de la mishna, o shlosha minim signifiant implicitement o shlosha minim ve-shem ehad). Min et shem sont deux critères également valides et chacun d'entre eux est en lui-même suffisant. Abayé comprend imparfaitement que pour Rava le shem est le critère suprême, supérieur même au min. Il lui oppose donc à la fois la reisha de la mishna (pourquoi y a-t-il tsiruf dès lors que le shem est différent) et la seifa telle que comprise par Hezekia : si o shlosha minim signifie o shlosha minim ve-shem ehad, on voit bien que le shem n'est pas suffisant et qu'il est nécessaire de recourir au critère du taam ; si o shlosha minim signifie o shlosha minim u-shlosha shemot, on voit bien que le shem n'est pas un critère pertinent, mais que le taam l'est. Et Rava, quand il établit que la mishna va selon Rabbi Meir, ne le fait que pour repousser l'argument d'Abayé à partir de la propre lecture de ce dernier, c'est-à-dire celle qui fait intervenir Hezekia : Rava rétorque à Abayé qu'on peut tout à fait poser que pour Hezekia la seifa de la mishna serait o shlosha minim u-shlosha shemot et que, s'il y a quand même tsiruf, c'est parce que la mishna irait selon Rabbi Meir pour lequel, ainsi que le disait Tossefot, il y a tsiruf même quand le seul point commun est un critère « faible » comme le taam. Mais cette nécessité d'établir la mishna selon Rabbi Meir n'apparaît que lorsque l'on lit la seifa comme o shlosha minim u-shlosha shemot ; si on la lit comme o shlosha minim ve-shem ehad, on n'a plus besoin de faire appel ni à Rabbi Meir, ni à Hezekia, puisqu'elle se comprend très simplement selon la shita de Rava.
Autrement dit, pour Rava les critères qui définissent un min be-mino sont, par ordre de validité : 1. min, 1bis. Shem, 3. taam (valable seulement pour Rabbi Meir) ; pour Abayé ils sont 1. min, 2. taam (shem n'est pas du tout un critère) ; et Abayé avait compris que Rava pensait que seul le shem était un critère (à la limite le min, et encore : nous reviendrons bs''d sur la question de savoir pourquoi, pour Rava, du jus de raisin (« hamara hadatha ») dans des raisins n'est pas min be-mino ; ce n'est certes pas le même shem, mais n'est-ce pas le même min?).
On comprend donc comment Rambam peut être possek à la fois comme Rava, comme la mishna et contre Rabbi Meir : pour lui, Rava a une lecture directe de la Mishna et ne l'établit comme Rabbi Meir que dans le cadre de sa pirkha à Abayé, mais non a-liba de-hilkheta. Reste à comprendre comment Rambam résoud le problème de Shabbat 89b, où la halakha semble bien suivre Hezekia, dont nous avons montré qu'il lisait, lui, selon Rava, la mishna d'après Rabbi Meir.

jeudi 10 mai 2012

Version texte du shiur sur le Pri Megadim

La version texte du shiur sur le Pri Megadim (Shaar ha-Taarovet helek 1, perek 1-2) est enfin disponible ! Vous êtes invités à laisser des commentaires.


Petiha du Pri Megadim sur Ta’arovet

Premier chapitre : min be-mino (mélange d’éléments semblables) yavesh be-yavesh (les éléments sont physiquement distincts les uns des autres).

La règle est dans ce cas-là que had be-trei batel, « un s’annule dans deux ». La source première de cette règle de bittul be-rov est Hullin 99b. On apprend cette règle, selon Rashi, du fonctionnement d’un beit din, « aharei rabim lehatot », on suit la majorité. Cette dérivation n’est pas évidente, car dans le cas d’un tribunal, l’avis de la minorité est considéré comme nul (batela daatan) face à la majorité, mais ne se ramène pas pour autant à l’avis de la majorité ; alors qu’ici, si l’on suit la compréhension du Rosh, le bittul be-rov transforme effectivement l’interdit en permis (cf. Shaarei Yosher IV pour l’analyse de cette dérivation). La règle de bittul be-rov n’est pas non plus la simple gestion d’une probabilité comme dans le cas classique des dix boucheries dont neuf cachères, ou même celui où l’un des éléments du mélange aurait par la suite disparu : ici, on sait que l’élément interdit est présent. Il s’agit encore moins de la gestion d’une majorité statistique, du genre « la majorité des vaches sont cachères » : en effet, Rabbi Meir ne reconnaît pas la validité halakhique de ce dernier type de rov, dit « rova de-leita kaman », alors qu’il reconnaît la validité du bittul be-rov et même, semble-t-il, celle d’un rov de probabilité dans un ensemble déterminé, dit « rova de-ita kaman ».

1re question : l’effectivité du bittul be-rov est-elle une propriété des éléments, ou de l’ensemble en tant qu’ensemble ?
Le cas classique d’un tel mélange est qu’un élément dont on connaissait a priori le statut interdit s’est mélangé à des éléments dont on connaissait a priori le statut permis. Le simple fait de faire rentrer ces éléments dans un ensemble ne modifie pas le statut a priori de ces éléments : si on était capable d’identifier l’élément interdit, il n’y aurait plus d’ensemble-mélange. La question se pose quand le statut de permis ou d’interdit de chaque élément est dépendant halakhiquement du statut des autres éléments.
Le cas modèle que rapporte le pri megadim est celui de trois bêtes qui présentent chacune un foie incomplet. En YD 41, on explique qu’il suffit, pour qu’une bête soit cachère malgré un foi incomplet, qu’il subsiste une quantité minimale (kazayit) de foie à un endroit précis – et il y a un désaccord quant à la localisation de cet endroit : est-ce au niveau du diaphragme (auquel le foie est attaché par des ligaments) (A), de la vésicule biliaire (B) ou du rein droit (auquel le foie est attaché par le ligament hépatorénal) (C) ? Imaginons donc que, sur les trois bêtes, la première possède la quantité nécessaire aux endroits A et B, la deuxième aux endroits B et C, et la troisième aux endroits A et C. Que la halakha, si on était capable de la déterminer, nous disent que l’endroit nécessaire est A, B ou C, de toute façon, on est ici en présence de deux bêtes cachères et d’une seule bête tarèf. On est donc ici en présence d’un ensemble où l’on sait que, de toute façon, une majorité d’éléments est théoriquement permise, mais où le statut de chaque élément pris individuellement est douteux – non pas douteux par accident, mais du fait de la structure même de la halakha.
Dira-t-on ici que chaque élément ayant un statut douteux, il est interdit à cause de ce doute avant qu’il devienne un élément de l’ensemble ? C’est en effet la logique que l’on met en œuvre (YD 110) pour expliquer pourquoi, dans un cas où un bittul n’est pas possible (parce qu’il s’agit d’un élément ayant une certaine importance, comme un animal vivant, par exemple), un élément au statut douteux qui vient à être mélangé à d’autres éléments dont le statut est cachère (et indépendant du statut de l’élément douteux) ne devient pas permis à cause d’un autre mécanisme, celui du double doute (sfeik sfeika). On aurait pu croire que, même en l’absence de bittul, on peut dire, pour chaque élément : peut-être qu’il ne s’agit pas de l’élément problématique, et s’il s’agit de lui, peut-être n’est-il en réalité pas interdit. Mais dans les faits, le statut douteux qu’il avait avant de faire partie du mélange lui a donné un statut présomptif d’interdit (hazaka) qui porte sur l’objet en tant qu’objet et qui ne constitue donc pas un doute pouvant s’adjoindre à un autre doute portant sur un aspect autre de la situation donnée, à savoir l’identification de cet objet parmi un ensemble.
Dira-t-on qu’il en est de même ici, à savoir que la hazaka qui porte sur chaque élément pris séparément ne peut être remise en question par le fait qu’ils sont maintenant les éléments d’un ensemble ? Ou prendra-t-on en compte l’aspect inédit de la situation ici envisagée, à savoir que la mise en ensemble de ces éléments induit une certitude qui n’était pas présente au niveau des éléments pris séparément, à savoir qu’on a là, quoi qu’il arrive, une majorité d’éléments cachères – et qu’on est, contrairement à YD 110, dans un cas où rien, dans le statut particulier des objets, n’interdit un bittul ?
Le Pri Megadim envisage une résolution possible avant de la repousser. Imaginons qu’on ait au début un ensemble de deux éléments dont un est interdit et l’autre permis, et qu’on vienne à en rajouter un troisième : on est maintenant en présence d’un ensemble où l’on sait que deux éléments sont permis et un troisième interdit, bien qu’à l’étape précédente, lorsqu’il n’y avait que deux éléments, chacun était interdit à cause du doute, en l’absence de rov ? Le cas-modèle proposé plus haut ne pourrait-il pas se ramener à cela ? Le Pri Megadim rétorque que cette hypothèse de la constitution d’un rov en deux étapes est erronée. Certes, il est vrai qu’« on ne dit pas hatikha naasit nevela » dans un contexte de yavesh be-yavesh, autrement dit, quand les éléments d’un mélange sont distincts, l’absence de bittul à une étape n’induit pas que, si ce mélange est maintenant inclus dans un mélange plus grand, on exige, pour que le mélange final soit autorisé, que la proportion du bittul soit calculée en fonction de la totalité des éléments du mélange initial, mais seulement en fonction de l’interdit premier. Par exemple, si un élément interdit s’est mélangé à un élément interdit, on n’exige pas que se rajoutent trois nouveaux éléments (voire quatre pour ceux qui estiment que rov signifie kefel, « double », voir plus loin) afin de mettre en minorité les deux éléments initiaux, dont seul un était à l’origine interdit ; mais ce n’est pas pour autant qu’on peut se contenter d’ajouter un seul élément supplémentaire qui viendrait s’ajouter à l’élément permis du mélange originel et qu’à eux deux ils annuleraient l’interdit originel : l’élément permis originel, une fois qu’il a été placé dans une situation où il est interdit à cause d’un doute, ne nécessite certes pas une annulation supplémentaire, mais ne peut plus non plus contribuer à l’annulation de l’élément interdit originel (cf. Taz 92, 16). Et même si le Shakh (92, 16) maintient que l’ajout d’un seul élément supplémentaire est suffisant, il n’est pas sûr que dans notre cas, il appliquerait cette logique, dans la mesure où ici aucun élément, pris indépendamment, n’a connu un état où il était permis avec certitude.

2e question : Bittul be-rov issur
La règle de bittul be-rov stipule qu’une minorité d’éléments interdits s’annule dans une majorité d’éléments permis. Cette règle tient-elle à une propriété spécifique des éléments permis d’annuler, voire d’inverser (selon le Rosh), le statut des éléments interdits, ou encore à une capacité des éléments interdits de s’annuler dans les éléments permis, en tout cas à des propriétés propres et asymétriques du permis et de l’interdit ? Ou s’agit-il d’une propriété générale des éléments ou des ensembles hétérogènes (dans leur statut permis vs. interdit), ce qui induirait qu’une majorité d’éléments interdits annulerait une minorité d’éléments permis ?

3e question : Bittul be-rov chez les non-Juifs
La règle de bittul be-rov est elle valable uniquement pour les Juifs, dans la mesure où elle est tirée d’une loi de la Torah qui ne concerne qu’eux (aharei rabim lehatot) ? Ou dira-t-on que rien de ce qui est permis aux Juifs ne peut être interdit aux non-Juifs (cf. Sanhédrin 59a), et que la règle du bittul be-rov est également valable pour eux et qu’au contraire, eux en restent toujours au heter initial de la Torah et ne seraient pas concernés par les décrets rabbiniques qui viennent restreindre ce principe ?

Analyse de Shut Rashba (I, 272).
Le Pri Megadim propose que les deux premières questions sont liées à partir d’un cas modèle bien connu, celui du asham taluy. On n’apporte ce korban qu’à partir du moment où on était en présence de deux morceaux (de gras, par exemple) dont il se trouvait à l’origine que l’un des deux était frappé d’un interdit de karet (ici, du helev) attesté (« iqba’ issura), et qu’on a mangé l’un des deux morceaux sans savoir lequel était interdit. Or, si l’on tient le principe de « i efshar letsamtsem », deux objets ne peuvent jamais être de dimensions absolument identiques, alors il y a forcément un morceau plus grand et un morceau plus petit. Dans la mesure où on ne connaît pas quel morceau était interdit, alors il y a une chance sur deux que ce soit le petit morceau qui était interdit. Dès lors, l’interdit est en minorité et est annulé par le grand morceau, il n’y a donc plus d’interdit (on remarquera ici que l’interlocuteur du Rashba pose que le bittul be-rov fonctionne même si on n’a que rov binian, c’est-à-dire une majorité en termes de taille des morceaux et non en nombre de morceaux). Ce dernier point signifie que la présence d’un interdit dans le mélange n’est plus attestée, ce qui est justement l’une des conditions pour rendre passible d’asham taluy : ici l’ensemble formé par les deux morceaux en vient à être considéré comme un seul objet dont on ne connaît pas la nature permise ou interdite, comme si on avait un seul morceau de gras dont on ne sait pas si c’est du helev – or dans ce cas, on n’amène pas d’asham taluy, en tout cas d’après la conclusion du Talmud (le cas est discuté dans la Mishna). Au surplus, le statut douteux de l’ensemble est en fait circonscrit au morceau le plus gros, puisque de toute façon, le plus petit est permis : soit parce qu’il était permis à l’origine, soit parce qu’il était interdit mais qu’il a été annulé par le plus gros et est donc devenu permis. Le cas se ramène donc à la question : si on mange le morceau le plus gros, celui-ci était-il, indépendamment du mélange, permis ou interdit ? Cas qui n’entraîne pas d’asham taluy. On ne serait donc jamais passible d’asham taluy, ce qui est un problème puisque l’éventualité est explicitement prévue par la Torah.
C’est cette logique, nous dit le Pri Megadim, qui est à l’arrière-plan du sage qui pose la question au Rashba pour remettre en cause la notion même de bittul be-rov. Le Rashba répond par deux points. Premièrement, cette notion de safek bittul be-rov telle qu’elle est présentée n’existe pas. En effet, un bittul suppose que la majorité soit heter. Mais dans le cas présent, si l’on sait que la majorité est heter, précisément le bittul le fonctionne plus puisque cela signifie que l’on a identifié chacun des deux morceaux : le gros morceau est permis et le petit morceau est interdit. Pour que le bittul be-safek soit opérant, il faudrait que même si le safek était résolu dans le sens où le bittul opère classiquement on ne puisse pas déterminer le statut de chaque morceau individuellement, ce qui n’est pas le cas ici : la résolution du safek entraînerait nécessairement l’inefficacité du bittul. Autrement dit, les deux conditions essentielles du bittul be-rov sont que l’on puisse simultanément déterminer que le heter forme la majorité et que l’on soit incapable de déterminer le statut de chacun des éléments. Ici il n’y a donc pas bittul, et on est bien passible d’asham taluy. (Ca ne veut pas dire pour autant que Rashba estime que rov binyan n’est pas suffisant : on peut très bien imaginer qu’on eût à l’origine deux morceaux dont on savait que le gros était permis et le petit interdit, et qu’ils aient ensuite été découpés de manière à ce qu’on ne sache pas s’il y a plus de morceaux permis que de morceaux interdits. Le Rashba ne dit pas qu’un bittul ne serait pas opérant dans un tel cas.)
Deuxièmement, le Rashba propose une autre approche : le bittul be-safek est valable mais il fonctionne dans les deux sens, à savoir que de même que heter mevatel issur, issur mevatel heter. Ce qui fait que quand quelqu’un mange un des deux morceaux, même s’il mange le plus petit, il a une chance sur deux de manger un morceau interdit : soit le morceau originellement interdit (parce qu’il a mangé le gros et que c’était le petit qui était permis), soit un morceau qui est devenu interdit (parce qu’il a mangé le petit mais que le gros était interdit à l’origine). Il est vrai que ce cas ressemble à celui énoncé au début, à savoir que le safek qui portait sur un seul des deux éléments est maintenant transféré sur l’ensemble pris comme un seul objet, et que toute la question est finalement de savoir quel était le statut initial du morceau le plus gros, et qu’on semble donc sortir du modèle qui suppose la coprésence continuée de deux morceaux de statut différents. Mais la ressemblance n’est pas totale, et la différence est fondamentale. Examinons dans les deux cas la totalité des cas de figure.

Cas du départ : heter mevatel issur mais pas l’inverse

Gros morceau permis
Petit morceau permis
On a mangé le gros
On a mangé du permis
On a mangé de l’interdit
On a mangé le petit
On a mangé du permis
On a mangé du permis

Cas présent : heter mevatel issur et inversement

Gros morceau permis
Petit morceau permis
On a mangé le gros
On a mangé du permis
On a mangé de l’interdit
On a mangé le petit
On a mangé du permis
On a mangé de l’interdit

On a donc ici, et ici seulement, vraiment une chance sur deux de manger un morceau interdit, alors que dans le cas à l’initiale du problème on n’avait en fait qu’une chance sur quatre. Cela nous amène à une nouvelle compréhension du critère de iqba’ issura : non pas que le morceau interdit reste interdit et qu’il n’y ait pas de bittul possible, mais que la présence à l’origine d’un morceau interdit sur deux ait pour conséquence que l’individu a une chance sur deux de manger un morceau interdit (et pas seulement une sur quatre), que ce morceau interdit soit ou non le morceau originel.

En quoi ces deux approches du Rashba, dont il semble que la première ait sa préférence[1], permettent-elles de répondre aux deux questions initiales du Pri Megadim, à savoir : 1. Le bittul est-il une propriété de l’ensemble au delà des propriétés propres de chaque élément pris séparément ; 2. Dit-on que issur mevatel heter ?

Si on pose que issur mevatel heter, le modèle du asham taluy nous enseigne à tout le moins que les propriétés des éléments, ici le iqba’ issura, sont transférées à l’ensemble. L’ensemble acquiert les propriétés de la majorité des éléments, quelle que soit cette dernière. Le fait qu’il existe un doute sur chacun des éléments pris séparément n’empêche pas le bittul – dans un sens ou dans l’autre. Autrement dit, il nous semble qu’il faille conclure que si l’on répond positivement à la question « est-ce que issur mevatle heter ? », il faille répondre positivement à la question « le bittul est-il une propriété de l’ensemble comme ensemble et non comme simple coprésence d’éléments ? ».
Si l’on pose que issur eino mevatel heter, alors on revient au cas modèle du début du Pri Megadim dans sa première question : un cas où au niveau des éléments pris séparément, chacun est safek issur, mais au niveau de l’ensemble, on sait qu’il existe une majorité de heter : c’était le cas des trois foies. Imaginons que l’on ait plus ici que deux foies : on n’a plus de majorité claire, mais on a un safek bittul : si c’est le gros morceau de foie qui est halakhiquement casher ou non. Ici, contrairement au cas plus simple du Rashba, le doute quant au statut de chacun des morceaux n’est pas lié à un manque d’information, mais à un safek intrisèque parce que halakhique. Même si on identifiait clairement quel est l’origine de chaque morceau, on n’en saurait pas plus quand au statut de chacun. Dirait-on alors que, d’après le critère du Rashba, le fait que l’identification matérielle de chacun des éléments n’entraînerait pas la possibilité du bittul induit ici que le safek bittul est effectivement opérant pour rendre patur de asham taluy ? Ou dirait-on au contraire que la difficulté de Rashba n’est toujours pas résolue, et que si l’on pouvait trancher la halakha quand au statut des différents foies, alors on connaîtrait le statut de chacun des éléments et il n’y aurait donc pas de bittul, et donc ici aussi il n’y a pas de safek bittul et qu’on doit amener un asham taluy ? Si l’on choisit la première option, cela signifie qu’un tel mélange, dont chaque élément a un statut de safek, n’en possède pas moins des propriétés de bittul et que le bittul est donc une propriété de l’ensemble en tant qu’ensemble ; si l’on choisit la seconde, alors on n’a pas de réponse dans un sens ou dans l’autre. Choisir entre ces deux options revient à répondre à la question : un safek dû à une mahloket halakhique est-il un safek circonstanciel, dû à notre manque de perspicacité (hesron yedi’a), et donc potentiellement solvable, où s’agit-il d’un safek essentiel qui ne peut jamais être tranché ? Le Pri Megadim ne répond pas à cette dernière question.

Tout ce qui vient d’être exposé, à savoir que tout compte fait, quand un bittul est opérant parce que le safek ne peut pas être résolu ou parce que l’on considère que issur mevatel heter, amène à la même conclusion globale, à savoir que le bittul est une propriété de l’ensemble et que de la même façon, dans un cas de safek, le statut de safek est transféré des éléments à l’ensemble, soit parce qu’on a un « vrai » iqba’ issura à l’origine, soit à cause d’un safek halakhique insolvable qui fait qu’on sait que si tel morceau est muttar alors l’autre est assur et inversement, le iqba’ issura et le bittul ou safek bittul intervenant simultanément. Quoi qu’il en soit le iqba’ issura ne signifie pas que le morceau interdit à l’origine garde son statut indépendamment de l’ensemble : il sert à transférer à cet ensemble un statut de safek. Or ceci est problématique pour le Rambam, qui tient, contrairement au Rashba, que la règle « safek deOrayta le-humra » est elle-même deRabbanan mais que du pont de vue de la Torah tout safek est permis. Le Pri hadash proposait que justement, pour le Rambam, le iqba’ issura faisait que le cas de deux morceaux dont un interdit était un safek fondamentalement différent que celui du cas d’un seul morceau dont on ne sait pas s’il est permis ou interdit : ici on sait qu’il y a un morceau interdit mais on ne sait pas si c’est celui qui a été mangé. Mais avec tout ce que nous venons d’exposer nous voyons que, si l’on fait intervenir la notion de bittul be-rov, la fonction de iqba’ issura est différente : elle sert à donner à l’ensemble un nouveau statut de safek, qui est un safek bittul. Or pour le Rambam ce safek bittul serait suffisant pour permettre le mélange, comme dans le cas où l’on n’a qu’un seul morceau au statut incertain : on n’aurait donc plus de cas où l’on amène de asham taluy. C’est pourquoi, dit le Pri Megadim, le Rambam définit le rov qui entraîne un bittul comme un rov kefel, une majorité double : le fait qu’il y ait un morceau plus grand que l’autre ne suffit pas à produire un safek bittul (que le Pri Megadim a suggéré comme étant possible dans le cas des deux morceaux de foie).

Rov Kefel
Le Pri Megadim maintient que dans yavesh be-yavesh, deOrayta une majorité simple (rov mashehu) suffit (a priori, qu’on parle d’un rov minyan ou même d’un rov binyan). Il défend cependant la logique du Maharalbah qui dit que dans lah be-lah même deOrayta on exige un rov kefel. Pour le justifier il recourt au même modèle explicatif, celui du rapport entre éléments et ensemble. Dans yavesh be-yavesh la définition des éléments va de soi ; par contre, dans lah be-lah, que prend-on comme unité de base pour compter le nombre d’éléments ? Forcément, puisqu’on n’est plus ici face à des quantités discrètes (discontinues) mais face à des quantités continues l’unité de base ne peut être que le volume total du issur à annuler, et donc le issur + 1= 2 fois le issur.
On remarque ici que rov binyan n’est pas suffisant et que, dans la mesure où le modèle du bittul be-rov est le fonctionnement d’un beit din, c’est le rov minyan qui est le vrai critère, au point qu’un rov minyan se définit dans lah be-lah comme un rov kefel du fait que la totalité du issur est prise comme unité de base du calcul. Cela signifie que même dans yavesh be-yavesh le rov binyan n’est en fait opérant que parce qu’il peut se ramener à un rov minyan, si par exemple on découpe le heter comme le issur en morceaux de même taille : il restera alors au moins un morceau supplémentaire de heter par rapport au issur. Cela signifie que notre note ci-dessus concernant la possibilité d’un rov binyan et d’un rov minyan n’est plus vraiment valable : le rov binyan n’est en fait qu’un rov minyan potentiel et, entre un rov minyan potentiel et un rov minyan réalisé dans les faits, il semble logique que ce soit ce dernier qui l’emporte.

Ensemble et sous-ensembles
Le Pri Megadim ramène alors deux cas où l’ensemble n’est pas homogène mais est composé de sous-ensembles distincts ; ces deux cas sont déjà comparés par la Shita Mekubetset sur Beitsa 4a à partir d’un Yerushalmi. Ce dernier explique que, dans le cas où des figues de teruma se sont mélangées à des figues hullin, que l’ensemble a été pressé en pain de figues et que ce pain de figues s’est ensuite mélangé à d’autres pains de figues, on exige deux degrés de bittul : un bittul be-rov simple (sans kefel) au niveau du pain de figues (et donc au niveau de chaque pain de figue, puisqu’on ne sait pas lequel est problématique), c’est-à-dire le bittul deOrayta, et un bittul be-mea (annulation dans 100 fois la quantité, qui est le bittul deRabbanan pour la teruma) au niveau de l’ensemble des pains de figues. Si par exemple on avait 100 g. de figues teruma à l’origine et qu’elles se soient mélangées dans un pain, il faut que chaque pain fasse au moins 201 g. et que le poids total des pains soit au minimum de 10100 g. On confirme ici en passant que deOrayta un rov simple suffit, et qu’on n’a pas besoin de kefel. Ce qu’on constate surtout ici c’est qu’on exige un double niveau de bittul dans la mesure où il existe un niveau intermédiaire, celui des pains de figue. Le Pri Megadim s’interroge d’ailleurs sur la pertinence de ce niveau intermédiaire dans ce cas précis : en quoi est-ce différent du cas de divers éléments éparpillés, qui constituent un ensemble global conduisant à un bittul même si tous les éléments ne sont pas au même endroit, par exemple dans le cas de trois morceaux de viande dans différentes pièces d’une maison et dont l’un serait à l’origine interdit ? Pourquoi, ici, le fait que les éléments de base, les figues, soient regroupés dans différents sous-ensembles, les pains de figue, empêche-t-il qu’on considère toutes les figues comme appartenant directement à un seul ensemble, sans considérer le niveau intermédiaire ? On se reportera notamment à YD 111 pour bien saisir cette problématique.

Toujours est-il que la Shita met ce cas en regard de celui d’un poulet entier taref qui s’est mélangé dans un poulet et demi cashers et que l’ensemble a été dépecé, ce qui fait qu’on se retrouve avec cinq ailes, cinq cuisses, etc. Autrement dit, un poulet est en apparence découpable en unités plus petites qui forment un nouvel ensemble. Mais la différence avec les pains de figues est claire : en effet, un pain de figues est composé d’un nombre indéterminé de figues qui sont, prises séparément, toutes identiques et interchangeables : c’est pourquoi on peut considérer l’ensemble des pains de figues comme un ensemble homogène et continu, même s’ils sont de taille différente, c’est-à-dire qu’ils contiennent un nombre différent de figues. Un poulet, à l’inverse, est composé d’éléments qui ne sont pas interchangeables : je ne peux pas fabriquer un poulet avec trois ou cinq cuisses, ni avec deux ailes gauches. Dès lors, quand j’ai dépecé mes deux poulets et demi, je me retrouve avec un ensemble non homogène d’éléments, et le nombre de combinaisons d’éléments permettant de reconstituer les ensembles d’origine est limité. Au niveau des cuisses, par exemple, j’ai forcément deux cuisses gauches et trois cuisses droites (ou l’inverse), et cette asymétrie (cette chiralité, plus exactement) fait que ces cuisses ne peuvent pas former un ensemble de cinq éléments vu que je sais qu’il y a dans cet ensemble forcément une cuisse droite et une cuisse gauche taref, mais que les deux cuisses taref ne peuvent pas être deux cuisses gauches ou deux cuisses droites. Autrement dit, si j’ai deux cuisses gauches et trois cuisses droites, il est clair qu’il n’y a pas de bittul de la cuisse gauche taref et que les deux cuisses gauches sont interdites à cause du doute. Par contre, il semble que l’on puisse envisager un bittul be-rov circonscrit aux seules cuisses droites.  En conclusion, un bittul be-rov sans kefel ne peut fonctionner qu’à partir du moment où les éléments forment un ensemble homogène, c’est-à-dire dont tous les éléments sont interchangeables, où à tout le moins que ces éléments sont décomposables en éléments plus petits qui, eux, forment un tel ensemble homogène.


Deuxième chapitre : min be-she-eino mino (mélange d’éléments de catégories différentes) yavesh be-yavesh (les éléments sont physiquement distincts les uns des autres).

Ce premier chapitre a permis de poser les principes de base du bittul be-rov, qui est le bittul par excellence. Le deuxième chapitre s’intéresse plus particulièrement à la définition de min be-mino. Rappelons en préambule la grille « classique » min be-mino/min be-she-eino mino et yavesh be-yavesh / lah be-lah :


Min be-she-eino mino
Min be-mino
Lah be-lah
Shishim deOrayta
(à cause de taam ke-ikkar deOrayta)
Rov deOrayta,
Shishim deRabbanan (gezera à cause de la proximité avec min be-she-eino mino lah be-lah)
Yavesh be-yavesh
Shishim
Rov deOrayta

C’est la case min be-she-eino mino yavesh be-yavesh qui nous intéresse ici. Le Pri Megadim établit clairement que deOrayta même min be-she-eino mino est batel be-rov dans yavesh be-yavesh : certes on pourrait arguer que min be-she-eino mino n’est pas comparable à un beit din et que le cas ne peut donc pas se déduire de « aharei rabim lehatot », mais il se trouve qu’on ne connaît pas d’autre type de bittul dans yavesh be-yavesh. Dès lors que personne n’envisage la possibilité qu’il n’y ait pas de bittul dans min be-she-eino mino, alors on est obligé d’en revenir au bittul be-rov. Il est vrai qu’un cas concret de min be-she-eino mino yavesh be-yavesh est quelque peu compliqué à imaginer : min be-she-eino mino suppose en effet que les éléments appartiennent à des espèces différentes, par exemple de la viande et des crevettes, et yavesh be-yavesh suppose que ces éléments soient isolables les uns des autres ; tandis que le bittul suppose évidemment que le issur ne soit plus distinguable au sein du heter. L’un des cas où une telle situation est envisageable est celui, rapporté ici par le Pri Megadim mais qui était déjà envisagé par le Tur (YD 109, début) : celui où il s’agit d’éléments d’espèces différentes mais suffisamment proches d’aspect pour qu’elles soient indistinguables une fois émincées.

La shita du Shakh
A priori, tout le monde s’accorde pour conclure que dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh on requiert un bittul be-shishim – quoique ce principe ne soit mentionné explicitement nulle part dans le Talmud[2]  ; cependant, il existe deux shitot pour expliquer cela. La première, la plus connue, est celle du Shakh (109, 10 ; et auparavant du Sefer ha-Teruma) : dans la mesure où min be-she-eino mino lah be-lah requiert deOrayta un bittul be-shishim à cause du principe deOrayta de taam ke-ikkar, la définition même de min be-she-eino mino est liée au taam (« batar taama azlinan », cf YD 98, 2 et Shakh sk 6) et on requiert shishim dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh, même si dans ce cas-là il n’y a pas encore de problème de netinat taam puisque les éléments sont distincts, par crainte qu’on en vienne à faire cuire l’ensemble et qu’on arrive à un issur deOrayta de taam ke-ikkar. Il s’agit donc d’une gezera deRabbanan yavesh be-yavesh à cause de la proximité avec lah be-lah. Le tableau ci-dessus est donc symétrique, avec deux cas extrêmes en haut à gauche (humra) et en bas à droite (kula) et deux cas intermédiaires qu’on aligne deRabbanan sur le cas le-humra.

La shita du Issur ve-Heter
La seconde shita, fort différente, est celle du Issur ve-Heter ha-Arukh (23, 8, suivi en cela par le Minhat Kohen), considère que le cas de min be-she-eino mino yavesh be-yavesh est indépendant de celui de lah be-lah. Il ne s’agit pas ici de problème de netinat taam mais de hakarat ha-issur, de capacité d’identifier l’interdit au sein du mélange. Pour le Issur ve-Heter, dès lors qu’on est dans du min be-she-eino mino les différents éléments sont différenciables avec un peu d’effort, effort qui devient trop important quand le issur est en très petite quantité, c’est-à-dire moins de 1/60[3]. Il s’agit donc d’une logique indépendante de la netinat taam et de lah be-lah, qui tend en outre à voir dans cette exigence de shishim dans yavesh be-yavesh un principe deOrayta. Le Issur ve-Heter défend cette logique en expliquant que l’exigence de shishim pour min be-she-eino mino yavesh be-yavesh ne peut pas être une gezera à cause d’un problème de netinat taam si on venait à cuire le mélange parce que, selon le Rosh, dès lors qu’il y a eu bittul be-rov au niveau d’un mélange yavesh be-yavesh l’ensemble du mélange est intégralement permis, même le issur s’est transformé en heter ; si donc il y avait un bittul be-rov dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh, même si on faisait cuire le mélange, le issur serait auparavant devenu heter et le taam que l’on percevrait serait de toute façon un taam heter. Le Pri Megadim repousse cependant cette logique d’abord en pointant que le Tur est posek comme le Sefer ha-Teruma d’une part pour min be-she-eino mino yavesh be-yavesh et comme le Rosh d’autre part pour min be-mino yavesh be-yavesh, ensuite en expliquant que, pour le Rosh même, l’intervention du principe de taam ke-ikkar quand on passe de yavesh be-yavesh à lah be-lah en faisant cuire « réactive » (hozer ve-niur) le issur qui était auparavant batel. Dans le chapitre suivant, le Pri Megadim fait appel à une logique différente : ce n’est pas dû au fait que le issur lui-même est hozer ve-niur, mais au fait que si la matière même du issur, le guf ha-issur, est bien batel, le taam, lui, n’est pas batel. La différence entre ces deux approches dépend de la compréhension qu’on adopte du principe de taam ke-ikkar : le taam est-il un indice de la présence du guf ha-issur et donc empêche le bittul du guf ha-issur, la dimension physique de l’objet constituant l’essentiel du issur, ou y a-t-il, dans le cadre des interdits alimentaires tout du moins, une valeur particulière du taam qui fait de ce dernier l’aspect essentiel sur lequel porte l’interdit, le guf ha-issur n’en constituant que le support – et dès lors, il faut effectuer non seulement un bittul du guf (be-rov) et un bittul du taam (be-shishim) ? On développera bs’’d ce débat quand on étudiera taam ke-ikkar.
Il semble cependant que le Pri Megadim ne repousse pas totalement la shita du Issur ve-Heter, tout en la précisant. Il explique ainsi qu’on peut comprendre que ce principe de efshar lehakir, « il est possible de distinguer [les morceaux interdits au sein du mélange] », invoqué pour justifier le critère de shishim, ne saurait être que deRabbanan puisqu’il suppose la distinction entre un effort raisonnable (proportion supérieure à 1/60) et un effort déraisonnable (proportion inférieure à 1/60). La Torah distingue entre le possible et l’impossible (c’est, dirions-nous, un critère objectif), non pas entre le facile et le pénible (critère subjectif). C’est pourquoi elle n’exige pas qu’on vérifie les 18 types connus de tereifot, même si c’était possible, dans la mesure où la Torah nous a donné les principes de rov et de hazaka ; ce sont les Hakhamim qui l’exigent dans certains cas où l’effort est raisonnable, et en reste à la règle de la Torah quand l’effort est déraisonnable (cf. Shoshanat ha-Amakim fin du klal 15).

Conséquences pratiques des deux shitot
Pour le Shakh, la logique de shishim dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh dépend du principe que taam ke-ikkar est deOrayta et que dès lors, si on fait cuire le mélange, on arrive à un issur deOrayta. Il ressort de cette logique que si le issur qui s’est mélangé au heter est deRabbanan, alors même si on fait cuire ce mélange on n’arrivera jamais à un issur deOrayta et qu’il n’y a donc pas de raison de faire une gereza dans yavesh be-yavesh. Pour le Shakh, un issur deRabbanan sera batel be-rov même dans min be-she-eino mino yavesh be-yavesh. Il en sera de même quand le issur sera noten taam lifgam dans lah be-lah : aucun problème ne pouvant surgir du fait de la cuisson, il n’y a pas lieu de faire une gezera dans yavesh be-yavesh. Cette logique ne peut pas être suivie par le Issur ve-Heter et le Minhat Kohen puisque pour eux, dans min be-she-eino mino, la logique de yavesh be-yavesh est indépendante de la netinat taam et ils exigeront donc shishim même pour un issur deRabbanan. Le Pri Megadim propose cependant un cas où ils accepteront aussi la validité du bittul be-rov simple, si le statut de issur deRabbanan est dû à un incident indécelable à partir de l’aspect physique des morceaux : par exemple, si l’on a abattu plusieurs bêtes d’espèces différentes et que l’une d’entre elles, on ne sait pas laquelle, a été rendue taref uniquement deRabbanan (par exemple, à cause d’une shehaya bemiut batra – si l’on a trop tardé à finir de sectionner l’un des simanim mais que la majorité des deux simanim était déjà tranchée, ce qui fait que la shehita était valable deOrayta mais pas deRabbanan). Là, dans la mesure où le principe de efshar lehakir ne peut plus jouer, on revient à un bittul be-rov. Pour le Issur ve-Heter, on reviendrait ici au bittul be-rov même si le problème de shehita était deOrayta ; mais le Minhat Kohen prend en fait en compte les deux critères, efshar lehakir et netinat taam (du Shakh), et ne peut donc revenir à un simple bittul be-rov si le issur en jeu est deOrayta.
En tout cas, pour l’un comme dans l’autre, on a là une rupture de la symétrie dans le tableau « classique » dans la mesure où, à l’inverse, dans min be-mino lah be-lah on exigera shishim même si le issur est deRabbanan (cf. YD 72, 3 hagaha ; 55, 5). Reprenons ce tableau pour un issur deRabbanan :


Min be-she-eino mino
Min be-mino
Lah be-lah
Shishim de Rabbanan
(à cause de la proximité avec le même cas mais impliquant un issur deOrayta)
Shishim deRabbanan
Yavesh be-yavesh
Shakh : Rov (car même le cas ci-dessus est deRabbanan)
Minhat Kohen : Shishim (indépendant du cas ci-dessus), sauf certains cas précis
Rov deOrayta

Autre conséquence qui a de grandes implications pratiques : dans la mesure où le bittul be-shishim yavesh be-yavesh est exigé indépendamment de la problématique du taam dans lah be-lah, le bittul se calcule toujours en fonction du nombre d’éléments en jeu dans yavesh be-yavesh, même si l’on fait cuire le mélange. Ainsi, si l’on fait cuire un mélange d’éléments min be-she-eino mino dans de l’eau et que les morceaux d’origine restent distincts, on calculera la proportion de shishim en prenant en compte uniquement les morceaux et non la sauce, puisque la problématique initiale de efshar lehakir n’est pas modifiée par la présence de cette dernière. Au contraire, selon la shita du Shakh (et du Rashba, comme le démontre le Pri Megadim), puisque la problématique essentielle de lah be-lah est le bittul du taam, la sauce dans laquelle se diffuse également ce taam contribue bien au bittul et rentre donc dans le calcul des shishim – tandis qu’au niveau des morceaux, le bittul be-rov est suffisant.

Qu’est-ce que min be-she-eino mino ?
La question essentielle qui reste en suspens est celle de la définition même de min be-she-eino mino. On comprend bien que dans lah be-lah où tous les éléments se sont dissous et l’ensemble ne forme plus qu’une purée indistincte, le seul critère vraiment opérant est celui de taam ke-ikkar, c’est-à-dire la perception d’un goût distinct ou au contraire la confusion des goûts parce qu’ils sont similaires. Jusqu’à quel point ces goûts doivent-ils cependant être identiques ? Faut-il qu’ils soient réellement indistinguables pour que, selon l’approche du Shakh, ils soient considérés comme min be-mino dans yavesh be-yavesh, ou suffit-il qu’ils appartiennent à la même famille de goûts ? Des viandes différentes (bœuf et agneau) doivent-elles être considérées comme min be-mino parce qu’elles ont toutes les deux un goût de viande ? Selon le Pri Hadash en effet, un morceau de foie et un morceau de steak sont min be-mino d’après le taam (YD 98, 7). Quelle est la relation entre le critère de taam ke-ikkar dans lah be-lah et le critère de taam pour constituer un min be-mino dans yavesh be-yavesh ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier à travers la sugya portant sur ce sujet : Avoda Zara 66a.


[1] Remarque personnelle : dans la mesure où le Rashba estime que rov binyan est un rov suffisant pour un bittul ; si l’on supposait également que rov minyan, une majorité numérique de morceaux de heter, est suffisante même si on n’a pas rov binyan, bien qu’on ne puisse pas le déduire de cette teshuva ; cela signifie que l’on pourrait imaginer un cas où le heter est rov binyan et le issur rov minyan. Si l’on pose que, de même que heter mevatel issur, issur metavel heter, dans quel sens fonctionnerait alors le bittul ? Peut-être n’y aurait-il pas de bittul ? Le fait que ce cas-là ne soit pas envisagé comme cas où on devrait amener un asham taluy alors même qu’on aurait un rov (et même un de trop) signifierait qu’on ne considérerait pas que issur mevatel heter. Mais pour avancer tout cela, il faudrait vérifier que, pour le Rashba, rov minyan est suffisant.

[2] Sauf à considérer que, quand Rava (Hullin 97a) énumère les différentes règles deRabbanan concernant le bittul et qu’il dit qu’ils ont exigé shishim dans min be-she-eino mino en l’absence d’un goûteur non juif, il parle spécifiquement de yavesh be-yavesh, puisque selon Tossefot et d’autres Rava considère bien que taam ke-ikkar deOrayta.
[3] On peut noter au passage que selon certaines shitot (cf. Ran sur zeroa beshela), le issur de taam ke-ikkar relève aussi de la problématique de hakarat ha-issur. Voir plus loin bs’’d pour l’analyse des différentes shitot concernant taam ke-ikkar).

Translate