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Comme son titre l'indique, il est consacré aux questions de איסור והיתר, et plus spécifiquement aux questions de cacherout à partir des textes : Gemara 'Hullin, Yoreh Deah, Pri Megadim... que j'essaie modestement d'enseigner dans divers batei midrashim parisiens.
Vous retrouverez ici le programme de mes cours, mais aussi leurs enregistrements vidéo semaine après semaine, les archives audio des années précédentes, ainsi que des synthèses sous forme de textes.

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dimanche 4 décembre 2011

Les taches de sang dans les œufs : questions anatomiques, directives halakhiques et problèmes talmudiques


Les lois régissant la cacherout des œufs, si elles semblent bien connues, sont pour beaucoup entourées de mystère. Certes, l’on sait, on l’on croit savoir, qu’un tache de sang dans un œuf pose problème, qu’il « vaut mieux » jeter tout l’œuf ; et, en outre, que pour éviter de rendre taref les autres œufs et la casserole, il vaut mieux cuire les œufs par trois. À quels problèmes réels renvoient les taches de sang dans les œufs – est-ce que, d’ailleurs, il s’agit d’un problème de sang à proprement parler ? Et dans le cas où un œuf est interdit à cause d’une tache de sang, en quoi le fait de les faire cuire par trois (au moins) constitue-t-il une solution ? C’est cette dernière interrogation qui a suscité cette étude dans la mesure où, d’après Tossefot (Hullin 98a), un œuf présentant une tache de sang réellement problématique s’annule dans soixante(-et-une) fois sa propre quantité. Comment passe-t-on, en d’autres termes,  d’un bittul be-shishim à un bittul be-rov ? Pour cela, il faut d’abord reprendre l’analyse de la sugya centrale sur ce sujet.

Le passage talmudique en question
On lit dans le traité Hullin (64b) :
« Nos maîtres enseignent :
a.     Les “vomissures“ d’œufs (Rashi : le goût qui se dégage des œufs d’oiseau non cachers à la cuisson ; Tossefot : les œufs qui ont été pondus préma                 turément à la suite d’un choc) sont permis ;
b.     Les œufs “entoilés“ sont permis à la consommation pour les personnes que cela ne dégoûte pas (Rashi : il s’agit d’œufs qui ont été couvés longtemps par la poule sans éclore. Il est clair qu’ils n’ont pas été fécondés, mais ils sont veinés de stries sanguinolentes) ;
c.     S’il s’y trouve un caillot de sang, on jette le caillot et on mange le reste.
c’. R. Yimriya dit : dans la mesure où le caillot se trouve sur le cordon.
c’’. Dustaï père de R. Aphtoriki enseigne : ils ne l’ont enseigné que quand le caillot se trouve dans le blanc ; mais s’il se trouve sur le jaune, tout l’œuf est interdit, car le dommage s’est étendu à tout l’œuf. Rav Gueviha de Bei-Ketil a dit à Rav Ashi : on avait enseigné l’inverse devant Abayé, et c’est Abayé qui a rétabli les choses ainsi. »

Laissons pour l’instant de côté les points a et b. Les points c, c’ et c’’ établissent les distinctions suivantes :
-        certaines taches de sang interdisent tout l’œuf, d’autres doivent simplement être jetées sans qu’elles interdisent le reste de l’œuf ;
-        il existe dans l’œuf quelque chose qui s’appelle le « cordon » (kesher), et le fait qu’un caillot de sang s’y trouve a des conséquences particulières ;
-        le fait que la tache se trouve dans le blanc ou sur le jaune a des conséquences importantes, susceptibles d’interdire tout l’œuf.

La base biologique de cet interdit des taches de sang dans les œufs – dont on discutera plus tard du statut biblique ou rabbinique – est qu’une telle tache peut être l’indice que l’œuf a déjà été pleinement fécondé, et qu’il a donc déjà le statut non plus d’un œuf mais d’un poussin (lequel est interdit à la consommation tant qu’il n’a pas éclos. On peut donc déjà noter qu’il ne s’agit nullement ici d’un problème de sang en tant que tel, mais de ce dont ce sang est l’indice. Le premier aspect général du débat entre les décisionnaires médiévaux est de savoir comment comprendre la relation entre les points c, c’ et c’’ : les précisions apportées en c’ et c’’ se complètent-elles l’une l’autre ou s’opposent-elles l’une à l’autre ?

Les analyses des Rishonim
L’avis des Géonim, repris par le Rif (22a) et le Rambam (hilkhot maakhalot assurot III, 9), est que c’’ contredit c’ et constitue l’avis retenu par le Talmud. Autrement dit, le cordon n’est pas un critère pertinent, seule la distinction entre le blanc et le jaune l’est. Selon eux, une tache de sang dans le blanc est interdite et doit être jetée, mais n’interdit pas tout l’œuf, tandis qu’une tache sur le jaune interdit tout l’œuf, puisqu’elle indique que l’œuf est en réalité déjà un poussin.
L’avis de R. Aharon ha-Levi (le Raah, dans Bedek ha-Bayit sur le Torat ha-Bayit du Rashba, III, 5, ד''ה עוד) s’inscrit dans cette lecture des Géonim à ceci près qu’il privilégie la version originale de la beraïta à la version corrigée par Abayé : selon lui, si la tache se trouve sur le jaune, il suffit de jeter la tache, mais si elle se trouve dans le blanc, tout l’œuf est interdit.

Selon Rashi et Tossefot, il convient de lire les clauses c’ et c’’ comme se complétant l’une l’autre. Ainsi que l’explique Rashi, un œuf, même s’il a reçu la semence d’un coq, n’est pas fécondé immédiatement ; cette fécondation effective peut même avoir lieu après la ponte. En effet, la semence du coq voyage le long du cordon du blanc depuis l’une des extrémités de l’oeuf[1] jusqu’au jaune, et c’est en arrivant sur le jaune que cette semence transforme l’œuf en poussin ; par ailleurs, si la tache a débordé du cordon du blanc, c’est également le signe que la fécondation a été achevée. Par contre, tant que la tache est encore exclusivement sur le cordon du blanc, l’œuf, bien que porteur de la semence du coq, n’a pas encore été pleinement fécondé : ce n’est pas encore un poussin. Autrement dit, selon cette lecture de Rashi qui semble ressortir de ses mots mêmes, si la tache se trouve exclusivement dans le blanc (mais pas sur le cordon du blanc) ou exclusivement sur le cordon (mais pas ailleurs dans le blanc), seule la tache est interdite mais le reste de l’œuf est permis ; à l’inverse, si la tache se trouve à cheval sur le cordon du blanc et le reste du blanc ou encore si elle se trouve sur le jaune, tout l’œuf est interdit.
Le Ran (sur Rif 22a), le Rosh (63) et le Rashba (dans ses Hiddushim ad loc.) adoptent cependant une lecture plus fine de Rashi en introduisant la notion de « kesher du jaune ». Sur le jaune même se trouve une petite zone de couleur plus foncée que le reste du jaune : c’est en réalité l’ovocyte proprement dit, le seul lieu sur le jaune où se produit la fécondation. D’après leur lecture, pour Rashi, même si la tache est sur le jaune, elle n’interdit tout l’œuf que si elle se trouve sur ce « cordon » du jaune. Pour Rashi, selon eux, une tache n’interdit tout l’œuf que si elle se trouve, soit sur le cordon du blanc et en dehors, soit sur le cordon du jaune.

Tossefot (ad loc.), tout en s’inscrivant dans la logique de Rashi en termes de biologie de l’œuf et de lecture de la sugya, posent la question de savoir quelle est la véritable nature de l’interdit de ces taches de sang. Ils s’appuient pour cela sur une beraïta du traité Keritut (21a) qui place côte à côte le sang des œufs et le sang de poisson, sachant qu’il est clair que ce dernier est totalement permis à la consommation[2]. Ils recourent également à un passage du traité Terumot (fin du ch. 10) dans le Talmud de Jérusalem qui discute, non pas des œufs permis ou interdits du fait d’une tache de sang, mais de taches de sang elles-mêmes permises ou interdites à la consommation. Il y aurait donc des taches de sang entièrement permises à la consommation, au moins selon la Loi biblique. Étant posé que le véritable enjeu est celui de la fécondation de l’œuf, qui n’est possible que par la « tache de sang » (en fait la semence du coq) qui voyage le long du cordon du blanc jusqu’au cordon du jaune, à quel titre les taches présentes ailleurs dans le blanc ou sur le jaune, dont il est a priori exclu qu’elles aient un quelconque rapport avec le processus de fécondation, seraient-elles interdites ?
Tossefot déterminent donc d’une qu’il existe au moins un type de taches qui n’est pas interdit par la Torah, d’autre part qu’une tache sur le cordon du blanc est interdite, mais qu’on ne sait pas si c’est un interdit biblique ou rabbinique. Ils explorent les deux options et concluent qu’on peut envisager que les taches de sang sur le cordon soient interdites rabbiniquement, du fait de leur ressemblance superficielle avec le sang de la poule même (première solution), et que l’on peut également envisager qu’elles soient interdites par la Torah dans la mesure où, étant en fait la semence du coq qui donnera à terme naissance à un poussin, elles aient d’ores et déjà le statut de viande (deuxième solution). Selon cette lecture première de Tossefot, on conclurait donc qu’il y aurait trois types de taches de sang :
1.     celles qui se trouvent dans le blanc ou sur le jaune mais pas sur le cordon de l’un ou l’autre : ce ne sont pas des taches qui indiquent que l’œuf va devenir un poussin ou l’est déjà devenu, et elles semblent permises si l’on suit le Talmud de Jérusalem qui indique qu’il existe des taches complètement permises ;
2.     celles qui se trouvent sur le cordon du blanc exclusivement, qui sont à la fois l’indice que l’œuf contient de la semence de coq et qu’il n’est pas encore devenu un poussin : ces taches sont interdites soit d’un point de vue biblique, soit seulement d’un point de vue rabbinique, par crainte qu’on fasse l’amalgame avec le sang de poule ;
3.     celles qui se trouvent sur le cordon du jaune, ou sur le cordon du blanc et ailleurs, qui indiquent que l’œuf est déjà un poussin et interdisent tout l’oeuf : il semble que l’interdit soit ici d’ordre biblique.

Dialectique des lois bibliques et rabbiniques
Le Rosh (63) et le Rashba (Hiddushim 64b, ד''ה נמצא et ד''ה מיהו) suivent deux logiques différentes concernant le passage d’un interdit biblique à un interdit rabbinique dans les deux solutions avancées par Tossefot.
Pour le Rosh, si les taches du cordon du blanc sont interdites rabbiniquement, il y a lieu de considérer que les Sages n’ont pas, dans le cadre de leur décret, fait de distinction entre ces taches et les taches présentes ailleurs dans l’œuf : elles sont toutes interdites par décret rabbinique. À l’inverse, si les taches du cordon du blanc sont interdites par la Torah elles-mêmes, il n’y a pas lieu de supposer par ailleurs l’existence d’un décret rabbinique : les taches présentes ailleurs dans l’œuf, dont on est sûr qu’il ne s’agit pas de taches de fécondation, seraient complètement permises.
Le Rashba adopte la logique inverse. Si les taches du cordon du blanc elles-mêmes ne sont interdites que d’un point de vue rabbinique, du fait qu’il s’agit en réalité d’une semence qui, bien que n’étant pas encore de la viande, donneront naissance à de la viande, alors il n’y a pas lieu de supposer l’existence d’un second décret rabbinique qui viendrait s’ajouter au premier pour interdire également les taches non problématiques. Par contre, si les taches du cordon du blanc sont elles-mêmes interdites du point de vue biblique, on peut comprendre que les Sages aient interdit par décret les autres types de taches.
De plus, le Rashba dans une teshuva (I, 46) tranche que l’ensemble des taches de sang ne sont interdites que par décret rabbinique, et pour une autre raison que celle donnée par Tossefot, puisqu’il estime qu’il s’agit d’un problème de mar’it ‘ayin : que les gens qui verraient une personne manger un œuf taché de sang n’aillent pas en conclure que cette personne mange du sang interdit. Il précise en outre que les taches qui interdisent tout l’œuf sont bien frappées d’un interdit d’ordre biblique, mais qu’il n’est pas pour autant certain qu’on soit bien en présence d’un poussin ; seulement, une fois que la tache se trouve sur le cordon du jaune ou bien encore sur le cordon du blanc et qu’elle déborde, nous ne sommes plus en mesure de déterminer avec plus de précision si la fécondation a déjà eu lieu ou pas. Autrement dit, pour le Rashba, même les taches qui interdisent tout l’œuf d’un point de vue biblique ne le font qu’en vertu d’un doute biblique pour lequel on se montre strict, et non du fait d’une certitude. Resterait à déterminer, plus largement, si la règle de safek de-Oraïta le-humra (en cas de doute portant sur un interdit biblique, on se montre strict) est elle-même d’ordre biblique ou rabbinique. Il faudra prendre cette éventualité en compte lorsqu’on examinera des situations pratiques de mélange où d’autres doutes viennent s’ajouter à celui-ci.
Par ailleurs, il est notable que de nombreux Rishonim (Hagahot Maïmoniyot sur hil. Maakhalot assurot III, 9, Shaarei Dura 62, Lamed-Vav Shearim de R. Israël Isserlein 23, Sefer Mitsvot Katan 25) écrivent que tout doute concernant l’emplacement précis d’une tache de sang doit être considéré comme un doute rabbinique, ce qui signifie que toute tache de sang dans un œuf, même, semble-t-il, sur le cordon du jaune, n’entraîne qu’un interdit d’ordre rabbinique. Il est difficile, à la lecture de ces sources, de déterminer quelle est la logique qui aboutit à cette conclusion ; peut-être faut-il le comprendre comme une lecture radicale de la mishna et de la beraïta de Keritut, qui énonce simplement que le sang des œufs n’est jamais interdit par la Torah.
À l’inverse, le Rosh conclut que tout doute concernant l’emplacement initial d’une tache de sang dans un œuf doit être considéré comme un doute portant sur un interdit biblique, ce qui suppose qu’il retient comme halakha que les taches de sang dans les œufs, au minimum celles qui interdisent tout l’œuf, relèvent bien d’un interdit biblique.



De l’analyse talmudique à l’établissement de la halakha
Le Rosh (rapporté par le Tur 66, 3) conclut qu’il est bon a priori de se conformer à la fois à l’avis de Rashi (tel que le Rosh lui-même, ainsi que le Ran, le comprennent) et à l’avis des Géonim et d’interdire totalement aussi bien les œufs qui présentent une tache sur le cordon du blanc qui a débordé que ceux qui présentent une tache sur le jaune, même si ce n’est pas sur le cordon du jaune. Pour autant, il ne va pas jusqu’à prendre également en compte l’avis du Raah, qui aboutirait à interdire tout œuf qui présenterait une tache de sang, même dans le blanc uniquement.
Le Tur (66, 4) rapporte ensuite une teshuva du Rosh concernant le cas d’une femme qui, après avoir cassé des œufs dans un plat et commencé à les mélanger, se rend compte que l’un des jaunes comporte une tache de sang. Le Rosh tranche que l’œuf en question est interdit et interdit à son tour tout le mélange. Ainsi que l’indique le Darkei Moshe, du point de vue du Tur qui suit l’avis du Rosh selon lequel, en pratique, on interdit l’œuf entier que la tache soit sur le cordon du blanc et en dehors ou encore n’importe où sur le jaune, cette conclusion s’impose d’elle-même. Pour autant, le Beit Yossef rapporte que la teshuva en question ce cas est présenté comme un problème de doute concernant un interdit biblique : peut-être la tache était-elle à l’origine sur le cordon du blanc et en dehors et qu’elle s’est déplacée lorsqu’on a cassé l’œuf pour aller se loger sur le jaune – l’hypothèse qu’elle se soit déplacée du cordon du jaune à un autre endroit du jaune étant exclue, étant donné que la nature relativement rigide de la membrane du jaune empêche ce type de déplacement. Autrement dit, dans sa teshuva, le Rosh, dans un tel cas pratique, suit exclusivement l’avis de Rashi tel qu’il le comprend, sans le combiner avec l’avis des Géonim. On perçoit ici toute la différence qui sépare un avis a priori, où l’on enjoint de suivre les aspects restrictifs des différents avis, et la réponse à une situation pratique particulière, où l’on envisage de ne suivre qu’un seul avis retenu comme celui qui fait autorité en dernier recours. Par ailleurs, dans la mesure où le Rosh tient que les taches qui interdisent tout l’œuf sont d’ordre biblique, on se retrouve dans un cas de doute biblique où l’on est contraint de se montrer strict ; mais si l’on avait considéré que cet interdit n’était que d’ordre rabbinique, le doute aurait mené à autoriser ce mélange a posteriori.
Le Shulhan Arukh (66, 2) tranche que les seules taches de sang interdites par la Torah sont celles qui indiquent avec certitude que la formation du poussin a commencé, tandis que les autres taches sont interdites par décret rabbinique uniquement. Autrement dit, ainsi que l’explique le Taz, le Shulhan Arukh suit ici la première solution de Tossefot. Dans le paragraphe suivant (66,3), le Shulhan Arukh tranche comme le Rif et le Rambam : si la tache se trouve sur le jaune, tout l’œuf doit être jeté, si elle se trouve dans le blanc, il suffit d’enlever la tache. Le Rema commente sur ce point en rapportant les avis concurrents de Rashi et du Raah pour conclure à la justification de la coutume ashkénaze de son époque, qui veut qu’on jette tout œuf dès que s’y trouve une tache de sang, peu importe à quel endroit, puisque selon le Rif et le Rambam, une tache sur le jaune interdit tout l’œuf, et selon le Raah, une tache dans le blanc interdit tout l’œuf.

Interdit rabbinique et mélange
Le Shulhan Arukh (66, 3) tranche ensuite que si on a commencé à mélanger des œufs et qu’on trouve une tache de sang sur un jaune encore entier, tout le mélange est interdit à l’exception des autres jaunes entiers. Le Rema précise alors que cela n’est valable que si l’on a la certitude que la tache se trouve à un endroit qui interdit effectivement tout l’œuf en question, mais que s’il s’agit d’une situation de doute, le mélange reste permis dans la mesure où il s’agit d’un mélange d’aliments de même espèce (ce qu’on appelle min be-mino). Or, dans un tel cas, du point de vue biblique l’interdit s’annule dans une majorité simple (had be-trei), même dans un mélange fluide (lah be-lah), c’est-à-dire que chaque partie du mélange est constituée d’une partie de permis et d’une partie d’interdit, par contraste avec un mélange d’éléments solides distincts (yavesh be-yavesh). Ce recours à une annulation d’ordre biblique pour permettre un mélange en cas de doute sur la présence réelle d’un interdit demande à être analysé. L’analyse est rendue d’autant plus complexe par le fait que le Rema, dans un même mouvement, persiste à interdire un œuf isolé s’il se présente un doute quant à l’emplacement d’une tache de sang dans cet œuf, et donc quant à savoir s’il s’agit d’interdire tout l’œuf ou simplement de jeter la tache. C’est ce à quoi s’attelle le Siftei Kohen (Shakh ad loc. 10).
Comme le rapporte le Shakh, le Rema dans Torah ha-Hatat (62) rapporte les propos du Issur ve-Heter ha-Arukh (42, 3-4) qui cite lui-même le Sefer ha-Aguda (Hullin 67) selon lesquels absolument toutes les taches de sang, même celles qui interdisent tout un œuf, ne constituent qu’un interdit d’ordre rabbinique. En toute logique, donc, dès qu’un doute se présente à leur égard, on devrait suivre la règle selon laquelle, en cas de doute sur un interdit rabbinique, on permet la chose concernée (safek de-Rabbanan le-kula) ; cela devrait être le cas même dans le cas d’un œuf isolé dont on ne sait pas si la tache qu’il présentait l’interdisait ou non. Pour autant, dans le cas d’un œuf isolé, la coutume suit les décisionnaires qui estiment qu’il s’agit d’un interdit biblique et on interdit l’œuf (c’est pourquoi le Rema n’a pas modulé l’avis du Shulhan Arukh en 66,2 qui tranchait que dans le cas d’un œuf isolé au moins l’interdit était d’ordre biblique) ; on ne suit ceux qui tranchent qu’il s’agit d’un interdit rabbinique que lorsque intervient un élément supplémentaire, à savoir que cet œuf a été mélangé à d’autres et qu’il est donc annulé dans une majorité de matière permise du point de vue biblique. Autrement dit, d’après cette première lecture, le Rema considérerait que les interdits liés aux taches de sang dans les œufs seraient tous uniquement d’ordre rabbinique. On se montrerait par coutume strict dans le cas d’un doute sur un œuf isolé comme s’il s’agissait d’un interdit biblique, mais la réalité halakhique de la nature rabbinique de l’interdit permettrait d’être tolérant dans le cas d’un mélange.
Bien entendu, le simple fait qu’il s’agisse d’un interdit rabbinique n’est pas une raison suffisante pour qu’on se montre laxiste quant aux règles d’annulation : un interdit certain, même s’il n’est que rabbinique, suit normalement les mêmes règles d’annulation qu’un interdit biblique, même si ces règles d’annulation qui, dans ce cas précis de min be-mino lah be-lah, exigent une quantité soixante fois supérieure et non une majorité simple, sont elles aussi d’ordre rabbinique (cf. Hullin 98a : « Un demi-kazayit de graisse interdite est tombé dans une panière de viande : Mar bar Rav Ashi a voulu l’annuler dans une quantité trente fois supérieure (et non soixante). Son père lui a dit : Ne t’ai-je pas dit de ne pas prendre à la légère les proportions rabbiniques ? »). C’est uniquement parce qu’ici il existe un doute sur la réalité même de la présence d’un interdit rabbinique, puisqu’on n’est pas en mesure de déterminer l’emplacement initial de la tache de sang dont on craint qu’elle interdise l’œuf, qui autorise à se rabattre sur les proportions bibliques d’annulation. En réalité, dans le cadre d’un doute rabbinique, même dans le cas d’un œuf isolé, on devrait permettre : le recours par le Rema au critère d’annulation a, dans cette lecture, une fonction purement instrumentale dans une logique de psak (décision pratique) qui ménage les différents avis des décisionnaires antérieurs en les pondérant différemment suivant la situation envisagée : dans le sens de la rigueur lorsque les paramètres de doute sont peu nombreux, dans le sens de la tolérance lorsque ces paramètres sont plus nombreux. Ce psak du Rema s’oppose à celui du Maharshal (Yam shel Shlomo Hullin 119-120) et du Bayit Hadash (66, 4) qui considèrent qu’il s’agit réellement d’un interdit biblique et que dès lors la présence d’un doute biblique, même composée à une annulation d’ordre biblique, n’est pas suffisante pour permettre un tel mélange.

Transfert de doute
Cependant, le Shakh va plus loin et propose de démontrer que, dans le cadre du psak du Rema également, il est possible de poser qu’il s’agit d’un interdit biblique et que, pour autant, la présence de doutes et d’annulations supplémentaires amènent à autoriser le mélange, contrairement à la logique du Bayit Hadash et du Maharshal. En effet, la situation est alors la suivante : il existe un doute d’ordre biblique sur l’œuf en lui-même ; de plus, le mélange annule cet œuf dans une majorité simple du point de vue biblique, et ce n’est que du point de vue rabbinique que l’on demande une quantité soixante fois supérieure. On est donc en présence d’un doute sur la présence même de l’interdit, fût-il biblique, qui est considéré comme n’étant pas annulé uniquement du point de vue rabbinique : ne peut-on dès lors pas dire qu’il s’agit au final d’une situation de doute portant sur un interdit rabbinique ? On retrouverait ainsi le cas traité en Yore Dea 98, 2 d’une marmite dont le contenu s’est renversé avant que l’on ait pu évaluer si la proportion de soixante fois le volume d’interdit était atteinte : quand il s’agit d’un mélange min be-mino où l’annulation est effective dès que la quantité d’aliments permis atteint la majorité simple (suffisante du point de vue biblique), même si le statut initial de l’aliment interdit était biblique et certain, le doute entraîné par le renversement de la marmite portant sur le fait de savoir si, au-delà de la majorité simple requise par la Torah, on avait atteint la proportion rabbinique d’une quantité soixante fois supérieure est donc un doute portant sur un interdit rabbinique. On pourrait donc défendre la logique suivante : si déjà, quand le doute porte sur l’aspect rabbinique de la situation tandis que l’interdit biblique initial est certain, on permet le mélange, ne s’en ensuit-il pas qu’on devrait a fortiori permettre un mélange où le doute porte sur la présence initiale de l’interdit biblique, même si l’aspect rabbinique n’est pas lui-même concerné par le doute ?
Le Shakh lui-même rejette cependant ce raisonnement dans sa forme présente à partir d’un autre cas typique (Yore Dea 57, 21), celui d’un animal dont on craint qu’il ait été rendu impropre à la consommation par l’attaque d’une bête sauvage et qui s’est ensuite mélangé à d’autres animaux. Du point de vue biblique, cet animal est annulé dans le troupeau d’autres animaux ; ce n’est que du point de vue rabbinique qu’un animal vivant se voit accorder une valeur qui l’empêche d’être jamais annulé dans un mélange. On est donc dans une situation analogue : un doute sur objet possiblement interdit de la Torah combiné à un mélange qui produit une annulation biblique mais pas rabbinique. Or, le Rema lui-même, dans Darkei Moshe (ad loc., 29) distingue clairement ce cas d’un cas classique de doute rabbinique : le doute porte sur l’interdit de la Torah et, dès cet instant, il doit être considéré comme une certitude selon la règle safek de-Orayta le-humra ; qu’un aspect rabbinique intervienne en sus n’est dès lors plus d’aucun secours. On ne peut, en d’autres termes, pas transférer le doute depuis l’objet sur lequel il porte (un animal ou un œuf) à la situation dans laquelle il se trouve (un mélange).
Le Shakh conclut pour autant provisoirement cette réfutation en estimant que, dans la mesure où de nombreux autres décisionnaires, ceux qui estiment que l’interdit du sang dans les œufs est toujours seulement d’ordre rabbinique, même un œuf isolé sur lequel porterait un tel doute serait autorisé, il y a lieu d’estimer que les différents protagonistes du débat ne peuvent pas arriver à des conclusions si diamétralement opposées, les tenants de l’option rabbinique estimant que dans un cas de doute, même un œuf seul serait autorisé, tandis que les tenant de l’option biblique estimeraient que même dans le cas d’un mélange, un œuf douteux interdirait l’ensemble. Il est donc envisageable de supposer que même les seconds reconnaîtraient que, dans le cadre d’un mélange, le doute serait transférable et l’on est en présence d’une situation de doute rabbinique qui permet d’être tolérant. Telle est en tout cas la lecture de ce passage du Shakh (מכל מקום הכא כיון דהרמב''ם וכו') donnée par le Mahatsit ha-Shekel. Nous avouons humblement ne pas comprendre les ressorts de cette logique qaui conduit, non pas à combiner en pratique des avis halakhiques divergents (comme semblait au début le faire le Rema), mais à rejeter une logique talmudique solide au nom de la minimisation des divergences halakhiques.

Double doute
Le Shakh ramène alors un autre modèle, celui présenté en Yore Dea 83, 5. Là-bas, le Beit Yossef comme le Torat ha-Hatat (20, 3) expliquent que des poissons cachers salés par un non-Juif sont permis même s’il est possible qu’ils aient été salés avec des poissons non cachers. En effet, le jus de poissons non cachers qui résulte de la salaison n’est interdit que du point de vue rabbinique (contrairement au jus d’une viande non cachère). On est donc en présence d’un doute rabbinique simple : on doute de la présence d’un interdit rabbinique. Plus encore, même s’il existe des poissons non cachères qui, à la salaison, exsudent non seulement du jus mais de la graisse (interdite, elle, par la Torah elle-même), on est en présence d’un double doute (sfek sfeika) : peut-être n’y avait-il aucun interdit présent, et dans l’éventualité où un interdit était présent, peut-être n’était-il que d’ordre rabbinique. Rappelons le cas-modèle du sfek sfeika, qui se trouve en Ketuvot 9a. Il concerne une femme dont le mari, au mariage, a constaté l’absence de signes de virginité. Un premier doute porte sur le moment où elle a perdu sa virginité : peut-être était-ce avant les fiançailles, auquel cas un tel rapport ne constitue pas un adultère ; ceci constitue un doute sur la réalité de l’acte même susceptible de l’interdire. Un second doute porte, lui, sur le statut légal de l’acte : même dans l’éventualité où elle aurait eu un rapport entre les fiançailles et le mariage, peut-être s’agissait-il d’un rapport non consenti, auquel cas elle n’est pas non plus interdite à son mari. Le sfek sfeika se présente donc ainsi :
1.     L’acte même n’a pas eu lieu : elle serait permise ;
2a. L’acte a bien eu lieu mais sous la contrainte : elle serait permise ;
2b. L’acte a bien eu lieu et le rapport était consenti : elle serait interdite par la Torah.
Les possibilités 1 et 2a conduisent, selon ce principe de double doute, à ne pas prendre en compte la possibilité 2b et à permettre la femme.
Le cas de la salaison des poissons est légèrement différent :
1.     Les poissons cachers ont été salés seuls : ils seraient permis ;
2a. Les poissons ont été salés avec des poissons non cachers qui n’exsudent que du jus : ils seraient interdits rabbiniquement, mais la présence de 1. transforme la situation en cas de doute rabbinique, et les poissons seraient donc permis ;
2b. Les poissons ont été salés avec des poissons non cachers qui exsudent également de la graisse : ils seraient interdits par la Torah.
Le fait que l’on considère ici également que le sfek sfeika est opérant signifie donc qu’un sfek sfeika conduit à permettre un potentiel interdit biblique en 2b. non seulement quand l’éventualité 2a est entièrement permise, mais également quand il s’agit d’un interdit rabbinique pondéré par le doute en 1.
Il s’agit maintenant de comprendre pourquoi ce cas des poissons salés est, selon l’expression du Shakh, exactement similaire à notre cas.
La comparaison du Shakh porte sur le cas limite d’annulation dans une majorité simple de l’œuf problématique, c’est-à-dire quand il est mélangé avec un seul autre œuf. En effet, le Shakh (cf. 107, 1 et 109, 6) est d’avis que même dans le cas de deux œufs (ou de deux morceaux de viande, par exemple), dans la mesure où il s’en trouve un plus grand que l’autre, le plus grand annule le plus petit par une majorité quantitative ; on ne requiert pas une majorité numérique de deux œufs contre un. Pour lui on peut donc ici reconstituer également une configuration de double doute, même si les taches de sang interdisent les œufs du point de vue de la Torah.
1.     Peut-être la tache de sang ne se trouvait pas à un endroit qui interdisait l’œuf : il serait permis ;
2a. si la tache de sang interdisait l’œuf, peut-être cet œuf-là était-il plus petit que l’autre : il serait donc annulé par le plus grand œuf du point de vue biblique et le mélange ne serait interdit que rabbiniquement ; mais la présence de 1. transforme la situation en cas de doute rabbinique, et le mélange serait donc permis ;
2b. Si l’œuf interdit était le plus grand, il ne serait pas annulé par le plus petit : le mélange serait interdit par la Torah.
Le parallèle avec les poissons salés semble donc efficace et l’on devrait pouvoir ici faire jouer le sfek sfeika. Cependant plusieurs problèmes se posent. Tout d’abord cette comparaison n’est possible que si l’on considère avec le Shakh qu’un grand œuf peut à lui seul annuler un petit œuf, ce qui est loin d’être une option unanime. Surtout, nous semble-t-il, si l’on pallie à ce défaut en considérant qu’on est en présence de trois œufs dont deux permis, alors on élimine l’option 2b. puisqu’il est du même coup sûr que l’œuf interdit est annulé du point de vue de la Torah. On se retrouve donc à la fois dans une situation où il serait possible d’être plus tolérant que dans le sfek sfeika des poissons salés (puisqu’on a même éliminé l’éventualité que le mélange soit interdit par la Torah) et dans la même configuration que précédemment où le doute porte sur l’objet interdit tandis que l’aspect rabbinique porte sur le mélange : dans la mesure où nous avons conclu qu’un tel doute n’était pas transférable, il semble que nous n’ayons pas avancé. Nous proposons de résoudre cette contradiction en recourant aux analyses du Minhat Kohen (Sefer ha-Ta’aruvot I, 1 et II, 1) qui explique que, par certains aspects, un mélange yavesh be-yavesh conduit à être plus strict qu’un mélange lah be-lah. En effet, un objet interdit qui subit un mélange yavesh be-yavesh (dans le modèle ci-dessus, un animal qui a possiblement été blessé par une bête sauvage) reste en soi séparé des autres objets permis : il est juste indistinguable. Pour le Rashba (Torat ha-Bayit 4, 1) tout du moins, un objet « annulé » par une majorité dans un contexte de yavesh be-yavesh n’est pas « transformé » en objet permis, il bénéficie juste d’un doute appuyé sur une majorité. Dans le cas d’un mélange lah be-lah au contraire (que ce soient des poissons salés ensemble et qui ont donc absorbé du jus l’un de l’autre, ou des œufs battus ensemble), le permis et l’interdit ne forment plus qu’une seule entité puisque chaque partie du mélange est composée d’une fraction de permis et d’une fraction d’interdit. Dès lors, dans un tel cas, l’aspect rabbinique induit par le mélange n’est pas circonscrit à un contexte extérieur à l’objet (comme c’était le cas de l’animal attaqué par une bête sauvage puis perdu dans un troupeau), il porte sur l’objet lui-même dans la mesure où l’interdit initial a perdu son individualité pour participer à une réalité nouvelle, le mélange indissociable.

Autres doutes
Le Shakh ramène enfin deux autres types de doutes qui sont également à l’œuvre dans notre cas. D’une part, les avis diamétralement opposés entre d’une part le Raah, qui interdit l’œuf si la tache se trouve dans le blanc, et d’autre part les Géonim, qui interdisent l’œuf si la tache se trouve sur le jaune, constitue un autre doute. Ce type de doute induit par une controverse halakhique entre décisionnaires constitue une doute au même titre qu’un doute induit par la réalité matérielle, comme l’affirme notamment le Bayit Hadash. Le Pri Megadim sur le Shakh ici rapporte deux autres passages du Shakh (23, 18 et 57, 51) qui démontrent qu’un tel doute induit par une controverse halakhique est même plus efficace qu’un doute induit par la réalité matérielle. Pour autant, ce même Pri Megadim note que du fait que le Shakh rejette in fine l’avis du Maharshal selon lequel la halakha suit le Raah, on peut induire que cette controverse halakhique n’est pas équilibrée, l’avis du Raah étant un avis isolé et ne pouvant de ce fait pas engendrer un tel doute.
Le dernier doute qu’il ramène est celui mentionné par le Rashba (cité plus haut) et le Maharshal (102), à savoir que même les taches qui interdisent un œuf de par la Torah ne le font qu’en vertu d’un doute : peut-être cette tache est-elle le signe que l’œuf est devenu un poussin, mais nous ne pouvons pas le déterminer avec plus de précision.
Le Shakh conclut que la cumulation de tous ces doutes conforte le psak du Rema contre les avis plus stricts, même si l’on maintient par ailleurs que les taches de sang qui interdisent un œuf le font en vertu d’une loi de la Torah. Ainsi, selon le Rema, un œuf mélangé à au moins un (selon le Shakh) ou deux (selon le Taz) autres œufs n’interdit pas le mélange s’il s’avère par la suite présenter une tache de sang potentiellement problématique. Il convient cependant de retirer le jaune concerné. C’est de là que vient la coutume bien connue de faire cuire au moins trois œufs ensemble. En effet, la cuisson entraîne, non pas un mélange des œufs eux-mêmes, mais un mélange des goûts (cf. Hullin 97b-98a pour plus de détails). L’œuf qui présenterait une tache après cuisson resterait interdit, mais n’interdirait pas les autres.

Cuisson ou mélange avec d’autres aliments
La problématique est plus compliquée lorsqu’un tel œuf a été mélangé à d’autres aliments, par exemple avec de la farine pour confectionner une pâte, ou qu’il a été cuit entier dans un plat composé d’autres aliments. Dans ces cas-là, on n’est plus dans un mélange d’aliments semblables qui permettent, du point de vue de la Torah, l’annulation dans une majorité simple. Il existe différents facteurs qui permettent dans la plupart des cas de ne pas en venir à interdit le plat : soit, dans le cas d’une pâte, parce que d’autres œufs sont également présents et que l’œuf problématique est annulé dans les autres œufs (cf. Taz 5 à la fin), soit parce que l’œuf n’est pas plongé dans le jus du plat et ne communique donc pas son goût à l’ensemble (Shulhan Arukh 66, 6), mais l’analyse serré de tous ces points dépasse le cadre de cet article.
De même, pour revenir sur le Tossefot (Chullin 98a) cité en début d’article, des problèmes subsistent en ce qui concerne la logique précise qui conduit à étendre l’exigence de bittul be-shishim du cas où l’œuf fécondé contient de facto un embryon de poussin et le cas où c’est la présence d’une tache de sang problématique qui confère un statut juridique de poussin à cet œuf – d’autant que la Gemara, là-bas, ramène le cas d’un œuf contenant un poussin justement pour expliquer que ce n’est que dans ce dernier cas qu’on exige un tel bittul, mais par dans le cas d’un œuf d’oiseau non cacher : en effet, explique-t-elle, les œufs dans leur coquille ne diffusent pas de goût dans l’eau de cuisson, comme le veut l’expression qui avait cours à l’époque, « ça a aussi peu de goût que l’eau des œufs », tandis qu’un poussin, même dans sa coquille, transmettra un goût de viande au reste de la casserole. La logique sous-jacente est donc, au premier abord, celle d’un transfert de goût (netinat ta’am). Mais l’on se demande alors pourquoi un œuf, même présentant une tache problématique, équivaudrait, du point de vue du goût, à un poussin, plutôt qu’à l’œuf dont il présente encore toutes les caractéristiques, y compris donc, a priori, celle de ne pas transmettre de goût dans l’eau de cuisson. On peut répondre très simplement à cette difficulté en disant que Tossefot n’étendent la loi d’un poussin effectivement présent à celle d’un œuf ayant déjà le statut halakhique d’un poussin que par mesure de précaution, dans la mesure où il est très difficile de déterminer, dans les faits, le moment où l’œuf fécondé est plus un poussin qu’un œuf : on est donc allé le-‘humra en se basant sur le statut halakhique. C’est, en fait, une approche similaire à celle que Rashba adopte pour justifier le fait qu’une tache interdit potentiellement un œuf même si, dans les faits, on n’est pas réellement capable de dire si l’œuf est déjà fécondé ou juste en passe de l’être.
Cependant, on pourrait aussi adopter une démarche différente. L’exigence d’un bittul be-shishim n’est pas nécessairement liée à un problème de netinat ta’am et, dans la mesure où un œuf présentant une tache de sang problématique devient halakhiquement un poussin, elle appartient à un min, à une catégorie, différente de celle des œufs dans la mesure où il ne s’appelle plus « œuf » mais « viande » (contrairement à l’œuf d’un oiseau non cacher qui reste néanmoins un œuf). Ceci est vrai même si au niveau du goût il reste un œuf. Le fait qu’il appartienne à un autre min suffit à mettre en place l’exigence d’un bittul be-shishim. L’analyse précise de la relation entre la problématique de netinat ta’am, celle de bittul be-shishim et celle de la définition de min be-mino ou min be-she-eino mino fera, si D. veut, l’objet de cours des prochainement. On pourra d’ici là se reporter au Shul’han ‘Arukh 98, 2 avec la hagaha du Rama, et surtout au Shakh et au Pri ‘Hadash sur place.

Dernières précisions
Toutes ces analyses portent sur des œufs dont il y a à tout le moins à craindre qu’ils aient été fécondés par un coq. Dès lors que cette possibilité est écartée, par exemple lorsqu’il s’agit d’œufs pondus par des poules élevées en batterie, une tache de sang ne peut jamais interdire un œuf. Le Shulhan Arukh (66, 7) tranche de façon univoque qu’il faut néanmoins a priori enlever la tache de sang, bien que nous avons vu en début d’article, concernant l’analyse de Tossefot par le Rosh et Rashba, qu’il était possible d’envisager que de telles taches absolument non problématiques seraient même permises à la consommation.
Le Shulhan Arukh (66, 8) rapporte ensuite qu’il est permis a priori de manger des œufs que l’on a fait cuire sans les examiner, pas exemple des œufs durs, même s’il ne s’agit pas d’œufs en batterie, parce que l’on s’appuie sur le fait que la majorité des œufs ne contiennent pas de taches de sang (comme il l’explique dans le Beit Yossef au nom des Hagahot Maïmonyot, du Rashba, de Tossefot et du Rosh). L’examen des œufs, en vertu de cette majorité statistique, constitue une humra, comme le dit le Darkei Moshe au nom du Issur ve-Heter ha-Arukh.
Aujourd’hui, le public a tendance à considérer les œufs blancs comme « plus cachers » que les œufs bruns, sans en connaître véritablement la raison. Il est bon de préciser qu’il n’y a aucune différence essentiel entre les deux types d’œufs : ils sont pondus par des animaux de la même espèce, quoique de race différente, et peuvent les uns comme les autres être produits soit par des poules en batterie, soit par des poules élevée au grand air. La seule différence réside dans le fait que la coquille des œufs blancs, étant translucide, permet de trier industriellement ces derniers afin d’éliminer ceux qui présenteraient des taches – le consommateur, même non juif, n’aimant pas trop cela. Il s’agit donc d’une différence liée à des impératifs commerciaux. Ceux-ci ont pour nous l’incidence positive de faciliter l’examen a priori des œufs, mais la présomption de majorité statistique évoquée au paragraphe précédent est tout aussi valable pour les œufs bruns. Dans tous les cas, la différence entre œufs issus de l’élevage en batterie et ceux issus d’une agriculture plus traditionnelle entraîne pour nous des conséquences plus importantes. Il importe donc de garder à l’esprit ces éléments dans l’éventualité où le législateur imposerait à terme de ne produire que des œufs issus d’une agriculture plus respectueuse du bien-être des animaux.


[1] L’extrémité ronde selon notre version de Rashi ; l’extrémité pointue selon le Beit Yossef (YD 66, 3).
[2] La lecture de cette beraïta n’est apparemment pas la seule possible ; au contraire, la Tossefta (II, 12) a l’air d’indiquer que le sang des œufs est interdit de-Rabbanan. Cf. Tossefta ki-fshuta ad loc.

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